œuvre 5


Switchboard Operation, de Qohtaiwoo (Chine), 2002


DANS CE FUGACE PRÉSENT



Quand on consulte Switchboard Operation, de l'artiste chinois Qohtaiwoo, on ne peut qu'être frappé par le dépouillement de son interface d'accueil.

Un rectangle tramé, partagé en deux par une ligne médiane, se découpe sur un fond gris - on croirait voir un cours de tennis. Sur la droite de ce rectangle, nous lisons un simple mot : « Description ». Nous comprenons que se tiendra là une description de l'œuvre, tandis qu'à gauche, le titre, Switchboard, nous indique où cliquer pour en découvrir le contenu.

La pureté de ce dispositif, où le texte explicatif d'un côté, et l'œuvre de l'autre côté, semblent se renvoyer la balle, pourrait facilement être pris pour paradigme de l'œuvre de net art, telle qu'on la connaît depuis une quinzaine d'années.

Rarement elle se donne au lecteur, au visiteur, sans son texte d'accompagnement, baptisé tantôt « about », « à propos » en français, ou « description », ou « information ». L'œuvre de net art a ceci de particulier par rapport à une œuvre d'art plastique contemporaine, qu'elle doit (le doit-elle ?) être accompagnée, comme par ses parents, du texte qui non seulement va nous en expliquer le fonctionnement, mais encore va la fonder, tantôt donnant une référence en provenance d'une autorité, tantôt s'essayant à l'élaboration d'un modèle théorique général, dont découlerait l'œuvre elle-même, selon un schéma on ne peut plus platonicien. Ici, l'autorité choisie est clairement Tim Berners-Lee, présenté comme le père de l'Internet, ce qui n'est pas rien. L'autre autorité choisie, mais non revendiquée clairement, est Walter Benjamin, qui est cité de façon cryptique, pour son texte sur la reproductibilité des œuvres d'art1.

Ainsi encadrée, l'œuvre est solidement accompagnée. Maintenant, regardons plus avant ce texte explicatif, qui commence par décrire l'œuvre elle-même : « Here we have archives to listen to, not to look at. », puis qui s'évade très vite vers des considérations d'ordre plus général, selon une prose on ne peut plus familière à tous les étudiants d'écoles d'art à travers le monde.

L'œuvre en elle-même, dont on aura compris au préalable qu'elle consiste en l'audition de fichiers audio, se résumera presque à cela : l'audition de fichiers audio. Pour entendre, on devra cliquer sur des lignes horizontales, que l'on aura fait apparaître en faisant glisser la souris sur la surface de l'écran. A mesure du déroulement du fichier, la barre s'amenuisera et finira par disparaître, en même temps que le son qui lui est associé.

Si nous n'avions pas lu le fichier « Description », qu'aurions-nous compris à cette œuvre ? C'est une question que l'on peut se poser, et que l'on pourrait poser à bon nombre d'œuvres de net art. Pour en rester au cas qui nous occupe, si nous n'avions pas lu le texte d'accompagnement, nous aurions donc cliqué et entendu des extraits sonores, tantôt conversations, tantôt bruits d'ambiance, dont la qualité d'œuvre d'art ne nous aurait peut-être pas parue indiscutable.

C'est par la lecture et la compréhension du fichier texte que nous sommes en mesure de comprendre que l'auteur veut nous mettre dans la situation des opérateurs du téléphone qui, au début de l'existence de ce média, pouvaient écouter toutes les conversations, puisqu'ils devaient, manuellement, mettre les interlocuteurs en contact. L'œuvre de Qohtaiwoo vient donc se ranger, pour nous, dans la catégorie des œuvres communicationnelles, ou relationnelles, selon la terminologie de Nicolas Bourriaud2. Nous avons compris que le fait de cliquer sur une ligne, et d'entendre un fichier audio nous met dans la position des aiguilleurs du réseau, ce qui pourrait aussi nous renvoyer aux opérateurs qui, dans le film Matrix, permettent aux héros de faire leur transit. Si nous pouvons être satisfaits, intellectuellement, d'avoir compris le message qu'entendait faire passer Qohtaiwoo, nous pouvons nous demander également ce que son œuvre peut avoir à nous dire. Quand, comment, pourquoi parvient-elle à quitter l'intentionnalité de l'auteur pour aller vers un statut d'œuvre en soi ?

Chaque fois que nous cliquons sur une ligne, nous réactualisons le sentiment d'avoir compris l'œuvre, et éventuellement, nous renouvelons le plaisir de l'avoir comprise. Mais y a-t-il autre chose, au-delà ? Si une œuvre d'art n'est que l'illustration de sa volonté programmatique, si une œuvre d'art ne fait que réaliser la jonction entre une intentionnalité et une réception, ne lui manque-t-il pas quelque chose ?

Ce quelque chose qui s'appellerait la surprise, par exemple, l'accident ? Ce quelque chose qui parfois se passe, dans certaines œuvres, de l'ordre du récit ? Cette œuvre me raconte quelque chose, bien qu'elle ne soit pas narrative. L'histoire qui se crée entre elle et moi, et qui comme toute histoire doit tracer sa ligne entre événements prévisibles et surprises, voire révélations, cette histoire donc, qui fera de cette œuvre une chose mienne, doit exister, sinon l'œuvre et moi n'aurons fait que cohabiter, quelques secondes, quelques minutes. Le récit d'une œuvre est ce fil ténu tissé entre elle et moi. Est-ce que cette dichotomie entre texte explicatif et œuvre, ne serait pas la faiblesse de beaucoup d'œuvres de net art, qui reposeraient finalement sur cette satisfaction pavlovienne du spectateur, heureux de constater qu'il comprend bien les intentions de l'auteur ? C'est une question, un peu provocatrice, certainement.
Mais il faut se la poser.

Non pas pour instruire un procès d'intention envers cette œuvre, ou toute autre, plutôt pour essayer de comprendre le fonctionnement d'une œuvre de net art, et pourquoi pas, entendre ce qu'elle dit de notre contemporanéité.

Switchboard Operation met de façon heureuse l'accent sur un des aspects les plus négligés des œuvres de net art, le son. Traité ici comme un matériau à part entière, le son, les sons font partie de notre environnement, au même titre que les meubles dans lesquels on vit, les tableaux accrochés au mur, les livres que l'on range dans une bibliothèque. Les techniques de communication, depuis le téléphone jusqu'au Net, en ont fait un acteur omniprésent dans nos stratégies de communication à distance - au point que nos espaces en sont saturés. Qu'une œuvre comme celle de Qohtaiwoo nous permette d'en prendre conscience, c'est là sa qualité première.

Les œuvres de net art nous tendent le miroir de notre modernité, qui est tissée de technique communicationnelle. C'est leur principal enjeu, d'arriver à montrer ce fugace présent dans lequel nous sommes immergés, comme un corps ballotté par une rivière en crue. Parfois, pourtant, nous sommes heureux quand l'œuvre d'art fait plus que montrer, quand elle nous implique tout entier, quand elle se saisit de nos corps, et nous persuade que dans le courant nous gardons aussi notre liberté.





Notes
1 : Walter Benjamin, « L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique », 1935.  

2 : Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Presses du réel, 1998.  




Xavier Malbreil

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