La problématique de Yoshio SHIRAKAWA par Masashi OGURA
Dans le cadre de l’Année Canadienne de l’Asie-Pacifique, le CIAC présente du 6 novembre au 21 décembre 1997:
Les Avant-gardes au Japon 1920-1970
Notes de Yoshio SHIRAKAWA
Entrevue avec Yoshio Shirakawa et Masashi Ogura
Yoshio Shirakawa est-il un artiste que l’on peut ranger dans une catégorie précise et apprécier en fonction de ce qui le différencie des autres artistes appartenant à la même catégorie? J’entends évidemment ici la catégorie des artistes qui, après le démarrage de la modernisation du Japon à l’époque Meiji, ont réalisé que leur seul choix était de vivre écartelés entre la culture occidentale et celle de leur pays d’origine.
Toutefois, Shirakawa est un artiste qui a trouvé une direction à partir d’une réflexion sur les réalités historiques du Japon, à une époque où la modernisation du pays, toute trébuchante qu’elle ait été, n’en était pas moins devenue réalité. Une direction que l’on peut sans doute qualifier de mise en application de théories culturelles dans le domaine de l’art.
Shirakawa a fait un premier séjour en Europe en 1970 pour faire ses études sur les idées philosophiques. Mais, à Paris, il fut tellement imprégné par l’atmosphère artistique ambiante qu’il se décida finalement pour la carrière artistique et s’inscrivit dans ce but à l’École des Beaux-Arts de Strasbourg. En 1976, désireux d’aller plus à fond dans ses recherches artistiques, il quitta la France pour l’Allemagne et s’installa à Dusseldorf afin d’étudier dans l’atelier de Gunther Uecker à la Kunst Akademie.
Shirakawa, qui avait alors un peu plus de 25 ans, fut confronté aux problèmes auxquels se heurte un artiste japonais qui travaille dans le contexte de l’histoire de l’art moderne européen. Car le Japon a lui aussi sa propre histoire de l’art moderne. Travailler dans ces conditions l’obligeait à se tenir dans le courant de ces deux histoires de l’art.
Shirakawa savait que le Japon avait connu à l’époque Meiji et durant l’entre-deux-guerres des développements très positifs dans le domaine de l’art et de la culture. En outre, il supposait aussi que l’art d’avant-garde européen d’après la première guerre mondiale avait été introduit au Japon sans grand délai. Il entreprit alors des recherches sur l’histoire de l’art japonais d’avant-garde, mais réalisa très vite qu’il était impossible de réunir une documentation suffisante à ce sujet en Allemagne. Son seul choix était donc de rentrer provisoirement au Japon, ce qu’il fit. Pour découvrir qu’il était aussi malaisé de trouver des documents sur ce thème au Japon. Il se heurta à de nombreuses difficultés pour localiser les artistes survivants de cette époque, les interviewer et rassembler une importante documentation photographique. Il emporta ces documents avec lui en Allemagne et, en 1983, présenta à Dusseldorf une exposition thématique,Le mouvement Dada japonais, sur l’avant-garde artistique japonaise de 1920 à 1970.
Son problème fut alors de déterminer sur quelle base établir son activité artistique. Étant un «produit historique» du Japon, il pensa qu’il lui serait sans doute possible de découvrir cette base en remontant dans le passé de son pays. Mais il se trouvait alors dans le tourbillon de l’art contemporain occidental, tout particulièrement allemand. Il apprit ainsi qu’un artiste, dans son activité créatrice, n’a pas d’autre choix que de se référer à l’histoire du lieu où il se trouve. On ne doit pas oublier que Dusseldorf, à l’époque, était le centre d’activité de Joseph Beuys. L’art de Beuys est profondément enraciné dans l’histoire du peuple allemand. Bien que Shirakawa n’ait jamais eu de relations personnelles avec Beuys, il se trouvait dans un endroit qui reflétait son influence.
Il comprit finalement qu’il serait toujours un étranger en Allemagne. Ce pays n’était pas son lieu. Il lui était donc impossible de s’identifier à l’histoire de ce lieu. Le seul lieu qui lui convenait était le Japon. Le fait qu’il ait présenté à Dusseldorf une exposition sur l’histoire des avant-gardes du Japon signifiait qu’il avait offert au public allemand des informations sur un lieu différent du sien, ce qui en soi constituait une contribution notable à l’égard de l’Europe. Et s’il avait pu faire une telle contribution, c’était manifestement parce qu’il était japonais. Ce qui lui fit prendre conscience de son identité japonaise et il décida de rentrer dans son lieu à lui. Il retourna au Japon en 1983, la même année où il avait présenté son exposition Le mouvement Dada japonais.
Et c’est alors que les vraies difficultés commencèrent pour lui. On faillit le ranger dans la catégorie des artistes japonais qui avaient étudié à l’étranger à l’époque où des développements très positifs étaient intervenus dans la modernisation du Japon. Cette catégorie d’artistes qui, pour avoir fait l’expérience de deux cultures différentes, la culture japonaise et la culture occidentale, étaient obligés de vivre écartelés entre elles. Or, Shirakawa, lui, avait été amené à réfléchir sur la modernisation du Japon parce qu’il avait étudié en Europe et s’était trouvé ainsi dans une situation l’obligeant à recevoir de plein front la culture occidentale. Il était rentré au Japon avec des idées qu’il avait élaborées dans un environnement culturel européen.
Il faut souligner que le contexte japonais a beaucoup changé depuis son départ en Europe.ïLa société japonaise, après plus de 100 ans de modernisation selon le modèle occidental, s’est maintenant dotée d’une sorte de style éclectique bien ancré. Vu cette nouvelle situation, l’époque où il convenait de faire un choix net entre le parti de la «suprématie culturelle occidentale» et celui du «retour aux sources» est dépassée. La première chose que Shirakawa dut faire à son retour fut de se familiariser avec ce nouveau contexte japonais. Il chercha à savoir comment cette nouvelle réalité japonaise avait été façonnée par l’histoire de la modernisation. Une démarche qui n’était pas sans rapport avec les questions qu’il avait abordées dans ses recherches sur l’histoire des avant-gardes du Japon. Elle lui permit aussi de savoir précisément quelle était sa place dans ce pays. Parallèlement à ses recherches, il s’efforça dans son activité artistique de séparer les éléments occidentaux et japonais qu’il portait en lui et de les apprécier séparément, adoptant ainsi deux directions dans son travail à partir de 1990 : la première, qu’il qualifie de formaliste (l’art qui se rattache au modernisme de type occidental) et la seconde, socio-culturelle (qui s’intéresse à la mise en évidence des problèmes inhérents au processus de modernisation du Japon).
Son travail dans la première direction, qui constitue un développement de la recherche plastique qu’il avait entreprise en Allemagne, est particulièrement bien illustré par les œuvres qu’il a réalisées dans le domaine de «l’art public», comme par exemple la sculpture métallique (1991) installée dans le jardin de l’École d’arts plastiques de Kitakanto (Maebashi), ou encore l’autre sculpture métallique (1992) qui agrémente le Ebisu Kosei Chuo Hospital (Tokyo). Dans ces deux œuvres qui mêlent des formes géométriques de base telles que le cercle, le cône et le quadrilatère, en produisant un mouvement dynamique par la combinaison très élaborée des formes, des volumes et des matériaux, on sent la volonté évidente de faire un travail qui affirme son existence de façon indépendante par rapport à l’espace dans lequel il se trouve. En revanche, cette volonté de donner naissance à des travaux qui s’imposent formellement dans l’espace est moins évidente dans les œuvres en rapport avec les problèmes sociaux et culturels du Japon, où la priorité est plutôt donnée à la combinaison d’éléments liés à diverses anecdotes sociales, culturelles et historiques en rapport avec la modernisation du Japon. La recherche de matériaux appropriés pour présenter ces différents éléments joue un rôle moteur dans la mise en forme de ces œuvres. Celles-ci témoignent de la volonté de révéler quelque chose en rapport avec ces anecdotes et leur background, en d’autres termes les divers problèmes auxquels le Japon a été confronté au cours de sa modernisation. Il s’agit visiblement ici d’une démarche cherchant à révéler des problèmes relatifs à l’art et à la culture. En décidant de se lancer à la recherche de développements parallèles dans ces deux directions, Shirakawa a rejeté l’approche intermédiaire qui consiste dans la quête d’une direction éclectique entre les cultures occidentale et japonaise. Sa démarche risquait toutefois d’être mal comprise au Japon, étant donné que traiter des problèmes sociaux et culturels du Japon moderne pouvait être interprété comme un classique «retour aux sources». Il a pu, à ce titre, donner l’impression à certains d’être un artiste anachronique, écartelé entre deux cultures.
Mais cette direction consistant à traiter les problèmes sociaux-culturels de la société japonaise portait en elle un potentiel de développement dans une direction très différente. Un potentiel qui est très bien illustré par son travail Route automobile (1994), installé à l’entrée du parc à voitures Faret Tachikawa (Tokyo). Ce travail a été produit par découpage de la surface du sol à l’entrée du parc à voitures, ce qui signifie qu’il a pour thème la spécificité du «lieu» (voire plutôt la spécifité formelle du lieu?) où il est installé. Le travail de Shirakawa dans cette nouvelle direction s’est effectivement intéressé par la suite à la notion très précise de «lieu» (Lieu-Gumma, 1er manifeste). Shirakawa avait finalement réalisé que l’important pour lui n’était pas de se pencher sur les problèmes socio-culturels qui interviennent dans le cadre historique du Japon, mais plutôt sur le «lieu». Car si Shirakawa s’était intéressé à ces problèmes au départ, c’était parce qu’il se trouvait alors dans l’obligation de changer de lieu de travail, en quittant l’Allemagne (et donc l’Europe) pour le Japon. Il s’était penché sur ces problèmes socio-culturels et historiques pour savoir ce que le Japon signifiait pour lui en tant que «lieu». Le «lieu» fait prendre conscience à l’homme de ces problèmes. Il est enveloppé par la mémoire du passé, et déterminé par ses conditions géographiques et climatiques. Shirakawa avait besoin d’en savoir plus sur le «lieu» dans lequel il s’apprêtait à poursuivre sa carrière artistique, c’est-à-dire le Japon. Le lieu déterminé dans lequel il allait travailler et installer ses œuvres. Ce qui l’amena à présenter en tant qu’œuvres son travail de recherche au sujet de la spécificité spatiale et temporelle de chaque lieu, effectué selon une démarche rappelant le travail sur le terrain d’un ethnologue et d’un archéologue. Il alla même plus loin en réalisant des œuvres qui combinent, voire juxtaposent, son lieu habituel de travail (Maebashi) avec d’autres lieux précis, voire des lieux avec lesquels il se trouve en relation d’une façon ou d’une autre. C’est là sa nouvelle problématique.