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Intelligence artificielle et création artistique

 
NUMÉRO 3 ⎯ 15 AVRIL 2020
LA NOUVELLE SCÈNE DE L’ART IA

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Tout sur les artistes émergents qui explorent le pouvoir créatif de l’IA
et les intervenants les plus reconnus du domaine de l’IA et de l’art génératif.

 

AICAN : L’ARTISTE CRÉÉ

ENTREVUE AVEC DR AHMED ELGAMMAL

par Vincent Godin-Filion

AICAN, Freya, 2018 ; Green Genesis, 2018 ; Tropical Inception, 2018 ; Flora, 2018. © Ahmed Elgammal – AICAN.io

 

Qui est AICAN ? Un jeune artiste émergent, de la Rutgers University au New Jersey. Véritable étoile montante de la nouvelle scène de l’art IA, il se démarque par son expressionnisme abstrait aux couleurs vibrantes, où s’entrelacent flous artistiques et tracés modulés. Aucune matière picturale ni aucun pinceau n’y laisse sa trace ; toutefois, un effet de texture plastique en pincée ajoute une touche de relief quasi topographique à des œuvres dominées par l’aplat. Imprimées sur de grands panneaux d’aluminium Dibond, les œuvres d’AICAN ont toujours ce même éclat typique, cette luminosité vive qui donne au jeu des couleurs une qualité florale presque hypnotique.

 

En 2019, AICAN signe l’exposition Faceless Portraits Transcending Time  à la HG Contemporary Gallery de Chelsea, lieu majeur de l’art contemporain new-yorkais. En 2018, les œuvres d’AICAN sont présentées à SCOPE Miami Beach, à The Art+ de Francfort et à la NY Tech Week. En 2017, alors que AICAN fait ses débuts à New York, Artsy déclare l’événement « La plus grande réalisation artistique de l’année [1] ». Peu après, l’œuvre d’AICAN, St. George Killing the Dragon, est achetée pour 16 000 $US.

 

AICAN. St. George Killing the Dragon, 2017

AICAN, St. George Killing the Dragon, 2017. © Ahmed Elgammal – AICAN.io

 

Mais AICAN n’a jamais été aperçu en public… Le professeur Ahmed Elgammal, directeur du Art & AI Lab (AAIL) à la Rutgers University, nous dit que « lors des expositions, nous avons entendu maintes et maintes fois la même question : qui est l’artiste [2] ? » C’est que, voyez-vous, AICAN n’est pas humain… C’est une intelligence artificielle ! Un algorithme, une équation. Fruit de nombreuses années de recherche et développement, AICAN est créé par le professeur Elgammal avec pour but ultime de repousser les limites des capacités créatrices de l’IA. Ce qui rend AICAN tout à fait unique est son autonomie : contrairement à la plupart des IA utilisées par les artistes, AICAN n’est pas qu’un simple outil. Il choisit ses propres thèmes, expérimente et apprend sans intervention humaine. Son style évolue sans cesse, favorisant de plus en plus l’abstraction sur la figuration, à la grande surprise de son créateur.

 

Le professeur Ahmed Elgammal a eu la générosité de nous rencontrer virtuellement pour une entrevue.

 

Entrevue avec le créateur d’AICAN

VINCENT GODIN-FILION (VGF) – Dr Ahmed Elgammal, merci de prendre le temps de nous rencontrer. Lorsque nous avons découvert AICAN ici au CIAC MTL, pour certains d’entre nous, ce fut un coup de foudre ! Mais d’autres se sont montrés plus… réticents. L’art inspiré de l’IA peut être polarisant, et c’est ce que je lui trouve si attirant. Ce qui nourrit l’art, c’est la discussion, le débat, le désaccord, la séduction même.

 

AICAN a généré beaucoup d’œuvres d’art de styles très variés. Si vous deviez choisir, laquelle diriez-vous est le chef-d’œuvre d’AICAN ? Avez-vous une favorite ?

 

AHMED ELGAMMAL (AE) – Mes œuvres préférées sont Link Between Heaven and Earth et Psychedelic Wisteria.

 

AICAN, Link Between Heaven and Earth, 2017. © Ahmed Elgammal – AICAN.io

 

AICAN, Psychedelic Wisteria, 2018. © Ahmed Elgammal – AICAN.io

 

VGF  Pourquoi ?

 

AE – La façon surprenante dont l’IA a manipulé la forme visuelle et les couleurs pour créer quelque chose d’hypnotisant. Vous ne voyez pas l’aspect étrange de l’art typique fait avec l’IA, mais plutôt une composition constructive faite de couleurs contrastées. Ce sont des œuvres assez complexes que je ne me lasse pas de regarder. Surtout lorsque vous les voyez à grande échelle, imprimées sur aluminium Dibond. J’ai Psychedelic Wisteria accrochée dans mon salon.

 

VGF  Vous auriez pu programmer une IA pour faire toutes sortes de choses. Pourquoi choisir l’art ? Êtes-vous un artiste ?

 

AE – J’ai été chercheur en IA pendant toute ma carrière, mais j’ai toujours été habité d’une grande passion pour l’art. En 2012, j’ai fondé le laboratoire d’art et d’intelligence artificielle de l’Université Rutgers, croyant que l’avancement de l’IA nécessite l’intégration de la créativité humaine, c’est-à-dire le développement d’algorithmes qui peuvent non seulement comprendre les produits créatifs humains dans les arts visuels, la musique et la littérature, mais aussi être capables de produire ou de coproduire de tels produits. Après tout, ce qui nous distingue de manière unique en tant qu’espèce intelligente, c’est notre capacité à étendre nos aptitudes créatives au-delà de la résolution de problèmes en expression artistique.

 

Au cours des huit dernières années au laboratoire, nous avons découvert qu’en observant l’art, non seulement nous pouvons faire progresser l’IA, mais surtout, nous avons réalisé le vaste potentiel de l’IA lorsqu’on l’assigne à la résolution de problèmes de nature artistique.

 

Au départ, AICAN était une expérience destinée à répondre à une question spécifique : si nous enseignions à la machine l’histoire de l’art, et la poussions à générer de nouvelles images qui ne suivent pas les styles établis, que générerait-elle ? Nous avons donc conçu l’algorithme pour assimiler l’histoire de l’art et extrapoler de manière presque autonome de nouvelles images qui ne reproduisent pas les styles existants, mais qui demeurent dans le spectre d’une esthétique jugée acceptable. Ceci est basé sur la théorie de la psychologie de l’esthétique, sur l’évolution de l’histoire de l’art et sur l’importance de la perception.

 

AICAN, Freya, 2018. © Ahmed Elgammal – AICAN.io

 

VGF  Nous aimons souvent anthropomorphiser les IA. J’ai remarqué que vous attribuez les œuvres d’art à AICAN. AICAN est-il un artiste ?

 

AE – C’est une question importante. La plupart des artistes qui utilisent l’IA s’attribuent l’œuvre et mentionnent l’IA comme outil ou médium dans leur description de l’œuvre. Et ça se comprend, car dans la plupart de ces cas, les artistes choisissent des images spécifiques pour alimenter les algorithmes d’IA en fonction du concept qu’ils tentent de faire. AICAN est différent, car il est conçu pour analyser l’histoire de l’art (au moins la partie occidentale de celle-ci) et former ses propres extrapolations, de manière presque autonome. Nous avons alimenté la machine d’images des 500 dernières années de l’histoire de l’art occidental sans aucune sélection de style ni de genre. Je n’ai donc aucun contrôle sur les œuvres générées par la suite. Je ne précise pas le genre, le style, la composition, les couleurs ni quoi que ce soit. Nous montrons également les résultats aux sujets de nos expériences sans sélection. C’est pourquoi je considère AICAN presque autonome.

 

L’une des raisons pour lesquelles j’attribue les œuvres d’art à AICAN est celle-ci. Je voulais faire une déclaration sur la différence entre l’IA et les autres outils utilisés par l’artiste dans le passé. Avec chaque nouvelle technologie, de l’invention de la peinture à l’huile à l’invention des caméras et de l’animation par ordinateur, les artistes ont toujours intégré ces technologies dans leur pratique, comme outil ou comme nouveau support. L’IA ne fait pas exception, avec une différence fondamentale. Pour la première fois, l’outil devient créatif. L’outil devient capable de surprendre l’artiste en créant quelque chose auquel il ne s’attendait pas. Je trouve donc injuste de décrire l’IA ici comme un outil, c’est une cocréatrice avec l’artiste. Si vous avez des artistes travaillant dans votre atelier et cocréant avec vous, les décririez-vous comme des outils ?

 

AICAN, Green Genesis, 2018. © Ahmed Elgammal – AICAN.io

 

VGF AICAN a généré de nombreuses œuvres abstraites vibrantes et énergiques. On pourrait facilement les confondre avec des peintures expressionnistes. AICAN est-il un expressionniste ?

 

AE – C’est un résultat inattendu qui nous a d’ailleurs laissé perplexe. Comme mentionné précédemment, nous avons alimenté AICAN des images des 500 dernières années de l’histoire de l’art, jusqu’à la fin du 20e siècle, et l’avons poussé à générer des images qui ne suivent pas les styles existants mais suivent l’esthétique générale. Alors, pourquoi la majorité de ses œuvres sont-elles abstraites, et non figuratives ? Et plus spécifiquement, pourquoi AICAN génère-t-il de l’expressionnisme abstrait ? Dans nos données, tous les mouvements artistiques sont représentés de manière égale, ce n’est donc pas à cause d’un biais de données. Je crois que l’IA a saisi la trajectoire majeure de l’évolution de l’histoire de l’art, passant du figuratif à de plus en plus d’abstraction au 20e siècle. AICAN essaie de générer des œuvres en respectant deux contraintes opposées, ne suivant pas les styles artistiques existants et d’autre part suivant l’esthétique générale de l’art occidental. Il trouve donc plus d’espace créatif pour résoudre ce dilemme en explorant l’abstraction et en explorant les champs de couleurs. Il serait difficile de trouver des réponses en générant quelque chose entre la Renaissance et le baroque par exemple, ou entre l’impressionnisme et le postimpressionnisme, car l’histoire de l’art évolue en douceur et ces étiquettes sont de toute façon artificielles. Nos recherches ultérieures dans un article intitulé « The Shape of Art History in the Eyes of the Machine » ont vérifié cette hypothèse et montré comment l’IA considère l’histoire de l’art comme un processus en évolution constante.

 

AICAN, Flora, 2018. © Ahmed Elgammal – AICAN.io

 

VGF  Parlons de l’intentionnalité. Nous définissons parfois l’art comme une intention. Les œuvres d’art d’AICAN sont-elles le produit d’une intention artistique ? Si oui, quelle est son intention ? Et sinon, est-ce encore de l’art ?

 

AE – Cela dépend de la façon dont vous regardez le processus. Je répondrai par rapport à l’art créé en utilisant l’IA en général. Du côté de l’IA, celle-ci n’a d’autre intention que de trouver une solution à un problème mathématique posé par le concepteur de l’algorithme. Du côté humain, il y a toujours une personne qui a programmé l’IA, déterminé les entrées et organisé les résultats. L’intention est donc là, du côté de l’artiste humain utilisant l’IA dans le processus créatif.

 

 VGF  Les artistes conceptuels accordent plus d’importance au processus créatif qu’à son résultat. Ils se concentrent sur l’idée, et non sur le produit fini. La programmation d’une IA pour générer de l’art est sans aucun doute un processus complexe, et vous ne semblez pas particulièrement concentré sur l’obtention d’un résultat artistique spécifique. Je dirais que vous êtes un artiste conceptuel. Ai-je raison ?

 

AE – Certainement. Je considère l’art utilisant l’IA comme un art conceptuel. Surtout si l’artiste est impliqué dans la programmation de l’IA ou l’ajustement des paramètres. L’art se trouve dans la création de l’algorithme, dans la sélection des entrées et des sorties.

 

AICAN, Tropical Inception, 2018. © Ahmed Elgammal – AICAN.io

 

VGF  Que l’avenir réserve-t-il pour AICAN ? Quel serait votre objectif de rêve ?

 

AE – Nous avons déjà perfectionné AICAN, nous nous concentrons maintenant sur la façon de rendre l’IA accessible aux artistes. Nous avons créé Playform.io en tant que plateforme permettant aux artistes d’explorer et d’expérimenter l’utilisation de l’IA dans leur travail, sans avoir à se soucier de la terminologie technique du codage. Au cours des deux dernières années, j’ai eu la chance de travailler avec de plus en plus d’artistes qui voulaient explorer l’utilisation de l’IA dans leur travail. Le plus grand défi était de rendre l’IA accessible aux artistes et d’en faire un allié dans leur processus créatif, et non un obstacle. Une fois ces barrières franchies, des choses incroyables se produisent. Je consacre mon temps à faire de Playform un partenaire créatif que tout artiste peut utiliser. Encore et encore, je vois le même cheminement chez les artistes : tout d’abord sceptiques quant à ce que l’IA peut leur apporter, ils sont ensuite intrigués par ce que l’IA crée, puis tombent amoureux de l’IA en tant que partenaire créatif !

 

SCOPE Miami Beach, décembre 2018. Vue de l’exposition. © Ahmed Elgammal – AICAN.io

Quelques réflexions à la suite de l’entrevue

L’intelligence artificielle peut donc être un outil, au même titre que l’appareil photo. Mais elle a le potentiel de devenir bien plus : un collaborateur, un cocréateur. Tout dépend de la place que lui donne l’artiste dans son processus créatif. L’artiste conceptuel y découvre certes un nouveau territoire à explorer. L’art prend plusieurs formes : des sons, des couleurs ; des mots, des taches de peinture, une note de musique, un trait de crayon. Dorénavant, l’art pourra de plus s’exprimer dans les nombres, les équations, les mathématiques. Que ce soit en créant de nouvelles intelligences artificielles destinées aux arts, ou bien en collaborant avec celles-ci pour créer de nouvelles œuvres, l’artiste a une nouvelle corde à son arc. Peut-on parler d’un nouvel art contemporain ?

 

Certains voient en l’IA une corne d’abondance, d’autres, un piège, le leurre de la facilité. Mais dans la mesure où l’IA suscite des réactions, des discussions et des débats, sa présence dans le milieu artistique aura à tout le moins le bénéfice de nous pousser à réfléchir, à repenser la notion même de créativité. Cela dit, au-delà de toutes les controverses et nouvelles théories artistiques engendrées par l’IA, ne perdons pas de vue le cœur même de l’art : le plaisir de créer.

 

À la suite de l’entrevue avec le Dr Elgammal, nous sommes allés jeter un œil à Playform.io, la toute dernière incarnation d’AICAN, où l’IA collabore avec l’utilisateur pour générer de nouvelles œuvres. Et ça vaut le détour. Expérimentez vous-même l’art avec une IA !

 

Pour vous amuser avec cette IA, visitez le www.playform.io VINCENT GODIN-FILION est Adjoint à la direction générale et artistique au Centre international d’art contemporain de Montréal, et Rédacteur adjoint au Magazine IA CIAC MTL.

Notes :

1. “The biggest artistic achievement of the year” – Rene Chun, « It’s Getting Hard to Tell If a Painting Was Made by a Computer or a Human », Artsy, 21 septembre 2017.

 

2. “At the exhibitions, we heard one question, time and again: Who’s the artist?” – Ahmed Elgammal, « Meet AICAN, a machine that operates as an autonomous artist », The Conversation, 17 octobre 2018.

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