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Intelligence artificielle et création artistique

 
NUMÉRO 3 ⎯ 15 AVRIL 2020
LA NOUVELLE SCÈNE DE L’ART IA

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Tout sur les artistes émergents qui explorent le pouvoir créatif de l’IA
et les intervenants les plus reconnus du domaine de l’IA et de l’art génératif. 

 

 

LA TERREUR ET LE SUBLIME: ENTREVUE AVEC OLLIVIER DYENS

par Anne-Marie Boisvert

Olliver Dyens est professeur titulaire au département des littératures de langue française, de traduction et de création de l’Université McGill. Il est l’auteur de nombreuses parutions ayant trait aux nouvelles technologies, dont Virus, parasites et ordinateurs : le troisième hémisphère du cerveau (PUM, 2014), La condition inhumaine. Essai sur l’effroi technologique (Flammarion, 2008) et Chair et métal, l’évolution de l’homme : la technologie prend le relais (VLB, 2000 ; édition anglaise : MIT Press, 2001). La terreur et le sublime : humaniser l’intelligence artificielle pour construire un nouveau monde (XYZ, 2019) est son plus récent essai.

 

 

Anne-Marie Boisvert (A.-M. B.) Pouvez-vous nous retracer quel est votre parcours? Comment un professeur de littérature en est venu à s’intéresser aux nouvelles technologies?

 

Ollivier Dyens (O. D.) Un moment bien particulier marque mon parcours. Lors de mes études de maîtrise en cinéma au tout début des années 90, j’ai eu la chance d’entendre une chercheure nous parler de réalité virtuelle. Si cette technologie nous fascine aujourd’hui, vous pouvez imaginer la surprise, le choc, la fascination qu’elle déclencha en moi en 1991 alors que le World Wide Web n’avait pas encore vu le jour (si le HTML et le HTTP avaient été créés en 1989 par Tim Berners-Lee, il faudra attendre 1994 pour qu’un premier fureteur, Netscape, nous permette d’en jouir). Cette nouvelle ‘réalité’ offrait l’espoir d’un monde nouveau, à explorer, à comprendre et à créer. Je changeai alors le sujet de mon mémoire, que je fis sur l’impact naissant des images numériques sur le cinéma, puis me lançai à corps perdu dans un doctorat sur le cyberespace. Mais celui-ci n’étant encore qu’embryonnaire, c’est le département de littérature comparée qui se montra ouvert à une exploration d’un sujet étonnant qui semblait parfois tomber dans la science-fiction.

 

Depuis, je ne cesse d’étudier l’impact des technologies sur la représentation. Que veut dire être humain lorsque nous ne pouvons plus clairement distinguer les frontières qui séparent celui-ci de la machine et ce tant au niveau philosophique, que politique, social ou artistique? Que veut dire être humain lorsque la programmation nous dévoile qu’à la base de nos activités les plus sensibles et les plus lourdes émotionnellement (l’art, les relations humaines, les comportements et les attitudes sociales, l’identité sexuelle) ne semblent exister que des patterns prévisibles et reproduisibles?

 

Je fais cette recherche par l’entremise d’essais, comme ce livre, mais aussi au moyen d’une recherche-création qui pose la question de la poésie manipulée, filtré, interprétée par des technologies, et par cette fameuse réalité virtuelle qu’un individu, tel que moi, peut aujourd’hui créer (un exemple ici : https://www.ollivier-dyens.com/gallery). Comment faire de la littérature sur, par et avec des plateformes numériques, des logiciels et de l’intelligence artificielle sans simplement ‘coller’ un texte sur un site web, ou de l’animer de quelques liens, images ou sons? Comment traduire le mot, la langue, le code en un imaginaire visuel? Comment créer un territoire de l’imaginaire (numérique) sur la base de structures linguistiques (humaine et informatique)? Comment représenter le mot, le verbe, le texte, non seulement en image, mais aussi par l’entremise d’un espace? Comment, en fait, trouver un langage propre non pas aux œuvres multimédias mais bien à une poésie nouvelle qui s’exprime et se cristallise dans des environnements immersifs de réalité virtuelle? L’expérience poétique en réalité virtuelle nous permet-elle de mieux saisir l’enchevêtrement humain/machine dans lequel nous vivons? Nous propose-t-elle des pistes de sens quant aux défis fondamentaux que nous pose ce monde (tels que la programmation de l’éthique; le tout-contrôle et le tout-savoir; l’autonomie de l’intelligence artificielle; l’enfouissement des préjugés dans les bases de données; la mutation de la socialisation, etc.) ?

 

(A.-M. B.) Votre nouvel ouvrage s’intitule La terreur et le sublime. Quelle est la genèse de ce livre, et quel est son but ? Et que signifient pour vous les termes «terreur» et «sublime»?

 

(O. D.) Ce livre est né d’une citation de William Gibson, le grand auteur de science-fiction des années 80 et 90 dont le livre Neuromancer a marqué la culture et surtout l’esthétique de ce mot ‘cyberespace’ qu’il inventa en 1984. Dans un fascinant documentaire sur cet auteur, intitulé No Maps for these Territories, Gibson fait l’observation suivante en parlant de notre société actuelle, noyée dans un monde technologique :

 

‘Nous ressentons à la fois ce que nous avons perdu et ce que nous gagnons, c’est un sentiment contradictoire de mélancolie et d’excitation tout à la fois, un sentiment étonnant de deuil et de matin de Noël tout à la fois.

 

En fait, je crois que nous avons tous ces moments vertigineux et terriblement excitants et très effrayants, où nous réalisons totalement l’ampleur extraordinaire du contemporain, et je pense qu’ils provoquent en nous une réaction émotive de terreur et de sublime tout à la fois et en même temps’.

 

Ces paroles m’ont frappé, marqué et fasciné, un peu comme le fit cette première découverte de la réalité virtuelle dans les années 90. Elles m’ont donné envie d’explorer encore plus à fond ce monde dans lequel je navigue depuis des années à la recherche d’un sens nouveau, celui de l’humain-machine, celui de la machine humaine, et d’entreprendre cette recherche par la lentille de ces sentiments contradictoires dont parle Gibson : Le sentiment de deuil et de matin de Noël, de terreur et de sublime. Car en ces quelques mots est résumé, je le ressentais avec forcer, notre relation étrange avec les machine et les technologies dont l’intensité n’a cessé d’augmenter depuis un siècle et demi. Les technologies nous protègent des maladies, augmentent notre espérance de vie, nous donnent accès à des informations et des connaissances extraordinaires, nous permettent de mieux gérer notre dépense d’énergie, nous font voir l’immensément grand et petit et nous obligent à repenser nos modèles du monde. Elles nous permettent aussi d’être extraordinairement créatifs. Mais elles nous dénaturent aussi, nous obligeant à voir, sentir, ressentir le monde par leurs filtres, leurs modèles, leurs structures linguistiques (le code). Elles nous offrent un monde nouveau et magnifique mais nous éloignent de nos atavismes, de nos besoins ancestraux et immémoriaux, marqués par un corps qui n’a à peu près pas changé depuis 200 000 ans. C’est ce que je nomme ‘la distance entre les mondes’ dans le livre : le monde technologique qui nous appelle et nous enchante et le monde biologique ou évolutionniste qui nous rappelle à lui constamment. Comme Gibson, je crois que ces tensions provoquent en nous des sentiments contradictoires de terreur et de sublime. Le but du livre est d’explorer cet espace entre ces deux territoires.

 

(A.-M. B.) Le corps de votre ouvrage s’ouvre et se referme sur le fameux duel au jeu de go qui s’est déroulé en 2016 entre l’intelligence artificielle AlphaGo conçu par Google et le champion du monde Sud-Coréen Lee Sedol. Ce duel, qui a vu la défaite du champion humain face à la machine, ainsi que sa victoire inattendue lors du quatrième match, a eu un grand retentissement dans la presse. Pouvez-vous retracer brièvement l’histoire de ce duel pour le bénéfice de nos lecteurs, et nous exposer pourquoi vous considérez cet événement comme marquant?

 

Le coup divin d’AlphaGo

 

(O. D.) L’histoire est assez longue. Je renverrais vos lecteurs à une petite vidéo que j’ai produite sur cet événement et qui montre en détail pourquoi la victoire de l’intelligence artificielle Alpha Go sur le champion du monde Lee Sedol a été un événement dramatique qui a bouleversé notre compréhension des limites de l’intelligence artificielle.

 

(A.-M. B.) Face à la montée de l’intelligence artificielle de plus en plus présente dans nos sociétés, et afin de «rendre ce monde inondé de technologies plus humain et plus équitable», vous préconisez comme piste de solutions principale «une alliance inédite entre notre intelligence et celle des machines qui ouvrirait la porte non seulement à une humanisation de l’intelligence artificielle mais aussi à une amplification de notre cognition» (quatrième de couverture). Comment envisagez-vous plus concrètement cette «fusion» que vous nommez «Intelligence Humaine et Artificielle (IHA)»?

 

(O. D.) Il faut cesser de voir la technologie comme une chose posée ‘là’, à bout de bras, sur une table. La technologie n’est pas simplement une série d’objets et de machines parfois bénéfiques, parfois dangereuses. La technologie co-évolue avec l’humain, sa propagation est indissociable de la nôtre. Et cette co-évolution est rapide et dramatique. Le World Wide Web a à peine un peu plus de 25 ans et voilà qu’il s’est immiscé avec violence dans toutes les phases de nos vies, à un point tel que les guerres du futur, et dans certains cas celles du présent, ainsi que l’exemple de l’attaque de la Russie sur l’Estonie en 2007 nous l’a prouvé, mettront en jeu la capacité des pays à attaquer et à protéger ce réseau.

 

Nous vivons, interagissons, nous nous fréquentons, nous flirtons presqu’exclusivement par l’entremise des technologies, réseaux et machines qui nous entourent. À un point tel que j’ai nommé ce phénomène ‘le troisième hémisphère du cerveau’ dans mon livre précédent Virus, parasites et ordinateurs. Nous pensons, réfléchissons, analysons et portons des jugements enchevêtrés à nos technologies, aux données qu’elles nous fournissent, aux outils d’analyse qu’elles nous offrent, aux structures langagières (les codes) qu’elles nous invitent à utiliser. Et ce phénomène ne cesse de s’amplifier par la révolution que nous propose l’intelligence artificielle. En quoi celle-ci est-elle différente des autres technologies? L’intelligence artificielle nous offre le déchiffrement, la lecture et la compréhension de sommes de données littéralement monstrueuses, et nous permet de découvrir, dans les innombrables interactions du vivant, de tout le vivant, et de toutes les activités qui ont lieu sur la planète, des patterns qui dévoilent des structures insoupçonnées. Elle nous permet donc d’explorer des aires étonnantes de l’espace des possibilités, aires qui nous sont inaccessibles sans l’apport de l’IA. Non seulement l’IA est-elle un élément essentiel de ce troisième hémisphère de notre cerveau, elle est un accélérateur, un amplificateur de celui-ci. La chercheure Janelle Shane le démontre bien lorsqu’elle demande à son IA de trouver une façon de couvrir une distance et que celle-ci, au lieu d’explorer comment créer des jambes, des bras, des tentacules, des ailes et de recréer la marche, la course ou le vol lui offre alors une tour qui s’effondre. L’IA de Shane, comme toutes les IAs, nous dévoile ainsi des prismes uniques de l’analyse et de la compréhension. Grâce à celles-ci nous pouvons explorer des facettes absolument extra-ordinaires de la réalité.

 

Mais ces programmes ne possèdent pas les motivations intrinsèques qui sont les nôtres, ils ne peuvent saisir l’incertitude, c’est d’ailleurs une de leurs faiblesses majeures, ils ne sont pas capables de fonctionner avec efficacité dans les zones grises, et ils ne comprennent pas l’indéfinissable (ce que nous appelons le sublime, le touchant, le sensible, la compassion). Et c’est là que nous intervenons.

 

Ma suggestion est que nous cessions de voir l’IA, ou les technologies, comme étrangères et que nous acceptions, utilisions et célébrions, leur profond enchevêtrement en nous. Le total serait alors plus grand que la somme de ses parties. Nous gagnerions une capacité d’analyse, une compréhension, et des perceptions d’une puissance étonnante que nous pourrions traiter avec sensibilité, émotion et compassion. Voilà ce qu’est l’IHA.

 

Lorsque Kapsparov perdit aux échecs contre Deep Blue en 1996, plusieurs prédirent la fin de ce jeu millénaire. Quelques années plus tard, Kasparov créa un nouveau genre d’échec, où des équipes formées d’humains et de programmes informatiques jouent les unes contre les autres. Le résultat est étonnant car, selon les experts, ces matchs ‘sont beaux. La qualité du jeu est plus élevée, le ‘bruit’ des erreurs humaines est réduit, le tout fait place à un jeu pur’[1]. Kasparov appelle ces équipes des ‘centaures’. C’est une autre façon de définir ce que je nomme l’IHA.

 

(A.-M. B.) Dans votre ouvrage, vous utilisez très souvent le terme d’ « ontologie ». Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par ce terme, et l’impact de l’avènement de l’IHA sur ladite ontologie ?

 

(O. D.) Qu’est-ce que l’être ? Qu’est-ce que l’être en termes généraux et singuliers ? En termes abstraits et essentiels ? Voilà ce que la technologie, et plus spécifiquement l’IA, nous force à considérer et reconsidérer. Jamais, auparavant, n’avons-nous eu à penser et à repenser le modèle humain, dans toutes ses dimensions, dans toute sa portée physique, biologique mais aussi spirituelle. Qu’est-ce qu’un être humain quand ses caractéristiques les plus fondamentales, les plus spécifiques, le langage, l’intelligence, la réflexion, la capacité d’auto-référence sont aussi présentes, parfois certes de façon embryonnaire, mais présentes néanmoins, dans ces immenses sommes de codes que nous nommons intelligence artificielle ? Qu’est-ce qu’un être humain lorsque sa capacité à transformer les matériaux violents et blessants du monde qui l’entoure en une forme émouvante et magnifique que nous nommons art se dévoile aussi possible dans ces programmes et ces codes ?  Qu’est-ce qu’un être humain, en quoi est-il unique, spécifique, présent dans le monde lorsque cette présence n’est plus possible, ne se manifeste plus que par l’entremise, les filtres et les espaces machines, technologiques et informatiques ? Nous devons repenser profondément nos universaux et nos bases philosophiques car d’humain il n’y a pas, il n’y a plus, il n’y aura plus jamais sans l’IHA, sans le troisième hémisphère que sont les machines. Comment peut-on même réfléchir à l’humain tout en sachant que cet acte même de réfléchir est en partie celui de programmes informatiques ? Comment peut-on analyser l’humain et tenter d’en extraire une essence première, unique, fondamentale quand l’acte même de se tourner vers lui, de le regarder, de l’analyser n’est possible que par le filtre des technologies ? L’IHA nous défait et nous refait, elle nous amplifie et nous dénature, dans le sens littéral du terme. Elle nous permet de voir ce que ce corps de 200 000 ans n’est pas fait pour voir, expérimenter, comprendre et saisir. Voilà un phénomène magnifique et effrayant, pleine de terreurs et de sublime…

 

(A.-M. B.) La notion de la « singularité » que vous retenez est celle de Ray Kurzweil, tirée de son ouvrage intitulé The Singularity Is Near. When Humans Transcend Biology, paru en 2005. Je cite : « Selon Raymond Kurzweil, cette singularité technologique correspond à ce point précis dans le temps et l’espace où la perméabilité entre humains et machines devient si importante et si finement tressée que la symbiose entre l’un et l’autre s’avère inévitable » (p. 18).

 

Pourtant, cette notion a une origine bien plus ancienne, comme le rappelle Kurzweil lui-même dans son ouvrage (p. 31). La description du phénomène connu sous le nom de « singularité technologique » qui est le plus généralement retenu dans la littérature en informatique et en philosophie est celle du statisticien I. J. Good en 1965 :

 

« Mettons qu’une machine supra-intelligente soit une machine capable dans tous les domaines d’activités intellectuelles de grandement surpasser un humain, aussi brillant soit-il. Comme la conception de telles machines est l’une de ces activités intellectuelles, une machine supra-intelligente pourrait concevoir des machines encore meilleures ; il y aurait alors sans conteste une « explosion d’intelligence », et l’intelligence humaine serait très vite dépassée. Ainsi, l’invention de la première machine supra-intelligente est la dernière invention que l’Homme ait besoin de réaliser » (Good, I.J., « Speculations concerning the first ultraintelligent machine », In F. Alt & M. Rubino, eds, Advances in Computers, vol 6, Academic Press, 1965).

 

Et c’est l’auteur de science-fiction américain Vernon Vinge qui a baptisé ce phénomène du nom de « singularité » dans un essai paru en 1993, intitulé The Coming Technological Singularity: How To Survive In the Post-Human Era (Whole Earth Review, 1993). Plus près de nous, l’ouvrage du philosophe anglais Nick Bostrom intitulé Superintelligence: Paths, Dangers, Strategies paru 2014 et qui portait sur cette conception plus sombre de la singularité a eu un grand retentissement. Plusieurs personnalités publiques ont fait part de leur appréhension face à cette menace, notamment Stephen Hawking, Elon Musk et Bill Gates. Pourquoi avez-vous choisi de ne retenir que la définition plus controversée de Kurzweil ? Accepteriez-vous de vous décrire comme un transhumaniste ?

 

(O. D.) Je ne me définis pas comme un transhumaniste, bien au contraire. Les transhumanistes considèrent la mort comme une maladie que l’on peut ‘combattre’ et dont l’espèce humaine pourrait un jour être ‘libérée’. Je n’adhère pas du tout à cette pensée et à cette conception du monde, bien au contraire. Je considère notre rapport à la technologie comme historique en ce sens qu’il n’y a pas humanité sans technologie (du silex à la cathédrale à l’ordinateur en passant par l’alphabet, l’imprimerie et aujourd’hui l’électricité, il n’y a homo sapiens qu’enchevêtré à la technologie). Mais il n’y a pas non plus d’humanité sans les forces inéluctables de l’évolution et de la physique. Comme le souligne d’ailleurs très bien Geoffrey West, il nous est très difficile de transcender et de dépasser les limites physiques (dans le sens des lois de la physique) de notre état et de celui du monde. Certes, nous repoussons ces limites grâce aux inventions, à l’inventivité et à l’innovation, mais nous ne pouvons les dépasser. Et en ce sens, la mort n’est pas une maladie, elle n’est que la fin normale d’un processus (celui d’une lutte constante contre l’entropie par la négaentropie que sont capables de produire les corps des êtres vivants, mais seulement pour un temps limité). La technologie change certes notre relation au temps qui nous est accordé, comme nous pouvons le voir avec l’augmentation fulgurante de l’espérance de vie, mais comme tout autre phénomène existant sur cette planète, son impact est, lui aussi, soumis aux lois de la physique. Quant à la définition de Kurzweil, son influence sur notre conception de la technologie depuis son apparition en 2000 est importante. De plus, si elle me semble parfois exagérée, ce qui semble correspondre à la personnalité provocatrice de Kurzweil, elle est aussi fondée sur des données indéniables. Je n’adhère pas à la vision ultime de Kurzweil, un peu trop téléologique à mon goût, mais plusieurs de ces prédictions (comme celle de l’augmentation fulgurante du nombre d’innovations) si elles ne s’avèrent pas absolument exactes, pointent cependant dans la bonne direction.

 

(A.-M. B.) Vous semblez assez critique envers la Déclaration de Montréal, dont le but était de promouvoir une IA « responsable ». Que lui reprochez-vous en substance ?

 

(O. D.) Comme je le mentionne dans le livre, je considère la Déclaration de Montréal comme extrêmement importante et je souligne d’ailleurs le magnifique travail effectué par ses signataires. Je suis critique non pas face à l’effort, au sérieux ou au désir de ne pas perdre le contrôle de cette puissante technologie, je suis critique du point de départ (cette technologie est dangereuse), des exemples donnés (qui ne mettent en lumière que des scénarios négatifs), et de l’importance démesurée accordée à ce que l’on pourrait appeler ‘le frein humain’. Je le souligne dans le livre, la technologie change moins la culture humaine qu’elle l’amplifie, la multiplie et la révèle. Se focaliser sur le potentiel négatif de cette technologie est d’oublier que celui-ci n’est que le résultat de notre culture humaine, de nos comportements et de nos dérapages. L’intelligence artificielle est puissante et le sera encore plus demain. Mais tel était aussi le cas de l’ordinateur lors de ses premiers balbutiements. Entre l’ENIAC qui avait été conçu pour calculer la trajectoire des missiles ennemis lors de la 2e guerre et un téléphone intelligent, la progression technologique est vertigineuse. Que nous amené cette progression technologique de l’ordinateur ? Nombre de défis et de problèmes certes, mais aussi nombre de transformations extraordinaires qui ont amélioré notre vie. Certes, les ordinateurs servent à mieux guider les missiles, mais ils servent aussi à mieux piloter les avions, à avoir accès au savoir du monde dans le confort de sa maison, à détecter et à guérir des cancers, à produire des œuvres magnifiques. Pourquoi ? Parce que nous ne nous sommes pas focalisés sur cette technologie depuis 70 ans, mais avons mis en place un système éducatif qui n’est pas parfait certes, mais qui nous a donné des moyens éthiques, philosophiques, sociaux et politiques qui nous permettent de contrôler (en partie) cette technologie. Voilà pourquoi je suis critique envers la déclaration de Montréal : elle diabolise la technologie et idéalise l’humain, ce même humain qui, s’il est capable de bonté, de générosité et d’abnégation, est aussi sujet à la perte de contrôle, à la cruauté sans fin et aux massacres monstrueux qui ont marqué notre histoire. La déclaration de Montréal souligne l’importance de conserver l’humain dans le processus décisionnel afin d’éviter les dérapages, ces mêmes dérapages dont nous nous sommes fait les champions à travers notre histoire. Nous n’avons pas eu besoin d’IA pour massacrer des populations entières, torturer les plus faibles et créer des camps de concentration. Le défi éthique n’est donc pas technologique, il est humain. Quels freins, et surtout quelle capacité d’ignorer ces mêmes freins, programmerons-nous dans les IA de demain ? Si nous programmons des interdits dans une IA ceux-ci ne seront pas franchis, alors que nous ne pouvons jamais garantir notre retenue, en particulier dans des moments de tensions, de peur ou de colère immenses. L’IA n’est pas soumise à ces pressions, elle obéira au code que nous lui aurons donné.

 

Récemment de nombreux auteurs ont souligné, avec justesse, les préjugés dont font preuve les systèmes d’IA. Mais ces préjugés sont ceux que nous avons introduits en elle. L’humain est la boîte noire par excellence, ses préjugés n’étant que rarement articulés. Pire encore, ils ne sont pas toujours conscients. Nous savons que la couleur de la peau, le sexe, le statut social, le niveau d’éducation et l’âge influencent grandement la façon dont les institutions traitent les êtres humains (les exemples sont nombreux et souvent dramatiques). Une IA pourrait être programmée pour faire fi de ces préjugés et évaluer les humains sur la base de données beaucoup plus objectives. L’IA peut être objective ce que nous ne serons jamais.

 

Pensons-nous vraiment que cet être rempli de préjugés, de colères, de frustrations et d’opinions que nous sommes est la clé qui nous permettra de contrôler les IAs ? Oui, l’humain est un élément essentiel du processus décisionnel, mais est-il vraiment ce sur quoi nous voulons fonder toutes garanties ? Voilà pourquoi je suis critique envers la Déclaration de Montréal.

 

(A.-M. B.) Dans votre ouvrage, vous insistez sur l’importance du rôle de l’art dans l’avènement et l’épanouissement de l’IHA. Pouvez-vous nous en parler un peu ?

 

(O. D.) L’art n’est pas un phénomène étrange et mystérieux. Il est, les recherches sur ce sujet sont claires, une structure qui amplifie la survie. Nous faisons de l’art pour disséminer des tactiques et des stratégies de survie efficaces et utiles, comme le soulignent Denis Dutton et Nancy Etcoff. Nous faisons de l’art pour colliger des sommes immenses d’information en un ‘objet’ émouvant, échangeable et distribuable (pensons à Guernica par exemple qui résume en une image l’immensité dévastatrice e la guerre). Nous racontons des histoires, nous dit le chercheur néo-zélandais Briand Boyd, afin de ‘pratiquer’ des situations sociales inédites et ainsi mieux les contrôler lorsqu’elles surviennent dans la réalité (On the Origin of Stories, 2009, Harvard University Press). Nous faisons de l’art pour donner un sens à l’incompréhensible et ainsi nous calmer et nous rassurer. Nous faisons de l’art pour comprendre les moments étonnants, uniques et déchirants du monde qui nous entoure et pour partager ceux-ci afin de permettre au groupe de mieux survivre. D’ailleurs la beauté, le sublime, le touchant d’une œuvre d’art sont universels, malgré ce que l’on croit, et là aussi les recherches sur le sujet sont claires.

 

Bref, l’art est un mécanisme de survie exceptionnel qui nous permet de sonder l’intrinsèque, d’explorer le questionnement profond et de donner un sens fondamental au monde qui nous entoure, toutes ces choses que ne peuvent faire les logiciels malgré les millions de lignes de code qui les forment. Imaginons maintenant insuffler à ces logiciels ces tactiques de survie humaines, d’introduire en eux l’émouvant, l’intrinsèque, la recherche de sens et le besoin de révérence qui nous animent tous, et d’utiliser leur capacité à lire des sommes folles de données, à trouver des patterns dans ce qui nous semble incompréhensible et à donner aux œuvres une autonomie (comme le propose l’artiste Ian Cheng). Si le fonctionnement de l’intelligence nécessite la sensibilité (ainsi que l’a prouvé le neurologue Antonio Damasio), imaginons la puissance d’une IHA dont la capacité cognitive serait amplifiée par la sensibilité humaine ? Imaginons, de l’autre côté, un poète utilisant une IA pour donner une ampleur insoupçonnée à sa poésie (ainsi que le fait David Jhave Johnston) ? Imaginons ce que cet art et cette IHA nous permettraient de comprendre, d’étudier, de saisir ?

 

(A.-M. B.) Que répondez-vous aux critiques qui pourraient vous reprocher de pécher par optimisme et de minimiser les risques liés à la montée de l’IA ? Comment envisagez- vous par exemple de régler le « problème du contrôle », c’est-à-dire « la question de savoir comment construire un agent superintelligent qui aidera ses créateurs et éviter de construire par inadvertance une superintelligence qui nuira à ses créateurs », comme le résume Wikipédia, un problème qui préoccupe beaucoup de scientifiques et d’informaticiens en intelligence artificielle (notamment l’informaticien Stuart Russell, qui a fait paraître à l’automne 2019 un ouvrage à ce sujet, intitulé Human Compatible. Artificial Intelligence and the Problem of Control) ?

 

(O. D.) Je leur répondrai qu’ils ont mal lu le livre. La terreur et le sublime examine la question dont vous parlez plusieurs fois et selon de nombreux angles. Les avertissements y sont nombreux. Oui les dangers sont présents et menaçants, mais ni plus ni moins que le sont les avantages et le progrès liés à ces technologies, ainsi que je l’examine avec détails dans la section consacrée aux sept défis majeurs. Je trouve d’ailleurs étrange que personne ne se fasse accuser de pessimisme lorsque le propos est focalisé uniquement sur les dangers technologiques. Je nomme d’ailleurs fantasme de l’apocalypse cette fascination pour la dystopie (il est aussi étrange que personne ne critique l’échec des prévisions et projections catastrophiques des décennies précédentes dont l’immense majorité ne se sont jamais actualisées).

 

Cela étant, les progrès faits par l’humanité depuis deux cents ans sont absolument indéniables. Comment pouvons-nous nier ce fait face à la réduction dramatique de la pauvreté, à l’augmentation extraordinaire de l’accès à l’éducation, à la diminution dramatique de la mortalité infantile, et à la lutte efficace contre l’emprise des maladies infectieuses dont nous avons été témoins depuis deux siècles? Est-ce que tout va bien? Non, certainement pas. Est-ce que les défis sont nombreux? Bien sûr. Il y a à peine vingt ans, 29% de la population mondiale vivait sous le seuil de l’extrême pauvreté. Aujourd’hui ce pourcentage est de 9%, mais 9% représente néanmoins près de 700 millions de personnes. Les défis sont immenses mais les progrès sont aussi indéniables. Il est cependant difficile de faire comprendre ce phénomène puisque l’humain tend à nier toute donnée, peu importe la somme et la quantité de celle-ci, qui va à l’encontre de ses perceptions émotives (tel que le refus de croire au réchauffement climatique ou le danger posé par les OGM).

 

Je le souligne une fois encore : La terreur et le sublime démontre clairement que les défis auxquels nous faisons face et auxquels nous ferons face sont d’abord et avant tout des problèmes humains, ils sont d’abord et avant tout des défis éthiques que la technologie ne fait que mettre en lumière. Perdrons-nous le contrôle sur les technologies et sur l’IA en particulier? Seulement si nous le désirons. L’IA tuera-t-elle sans freins et sans subtilité des êtres humains sur les champs de bataille? Seulement si c’est ce que nous programmerons et accepterons. Nous permettra-t-elle de mieux vivre, dans un monde plus juste et plus équitable? Seulement si nous l’exigeons. Les défis sont immenses, mais ils nous appartiennent.

 

Note :

[1] Art By Algorithm, Aeon, 27 septembre 2017.

 

 

 

 

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