dossier
MUTATIONS DE LA FICTION
par Jean-Pierre Balpe
« Purolator livre une boîte chez moi ce matin. Dedans, il y a un téléphone portable. Quiconque me connaît bien ne m'offrirait jamais une telle chose. Je ne supporte pas les sonneries. D'autant plus quand elles me sonnent moi. Je préfère risquer la bouffe cramée plutôt que de mettre - et d'entendre sonner - un minuteur. L'école primaire et le secondaire, avec leurs sonneries perpétuelles pour rappeler aux élèves que c'est l'heure d'un cours, de la récré, de manger, etc. m'ont presque rendue folle. J'ai adoré le cégep et l'université en partie parce que le début et la fin des cours n'étaient pas annoncés par une cloche. Les cloches d'églises ne sont pas étrangères à mon athéisme. J'ai entraîné mon corps à se lever à des heures précises sur commande pour pouvoir me passer de réveille-matin… » 1
Qu'est-ce donc que ce texte, un journal comme le présente la notion de portrait instantané, une autobiographie, s'agit-il de réalité ou de fiction ? Tout texte porte toujours en lui cette ambiguïté, la langue est toujours capable de dire le vrai comme le faux et la fiction n'est qu'un point de vue. Dans son InstantPortrait, Victoria Welby est, sur ce point, totalement ambiguë, d'autant qu'elle se présente de la façon suivante :
« Victoria Welby est un personnage né, un peu au hasard des choses, dans un site de rencontres virtuelles. Parce que son auteure ne voulait pas d'un pseudonyme numéroté (ç'aurait été une insulte à son imagination), elle a fini par emprunter le nom d'une autre. Intello et sémioticienne elle-même, elle a affublé son avatar du nom d'une sémioticienne anglaise, nécessairement méconnue des gens fréquentant les sites de rencontres.
[…]
Victoria Welby est un personnage virtuel en constante construction et qu'on ne peut définir qu'en admettant la logique du tiers inclus. Autrement, il faut opter pour la schizophrénie. »
Sous cet éclairage tous les autres InstantPortraits posent la même question. Cette démarche n'est en effet pas unique sur Internet, de nombreuses œuvres en ligne jouent sur la relation indéfinie de proximité-distance que le virtuel permet avec le réel 2. Ce jeu est peut-être même une des caractéristiques de l'écriture Internet. Combien de blogs ne sont-ils pas des personnages que s'inventent les blogueurs ? Comment un lecteur peut-il savoir si les textes de tel ou tel blog sont des autobiographies ou des fictions d'autant que la plupart des blogueurs se cachent sous des identités manifestement imaginaires ? La fiction et la réalité souvent s'y confondent. Fiction ou réel, au fond, n'est-ce pas devenu une même notion humaine, un réel-fictif ou une fiction-réelle ?
Parce que nous pensons le monde autant que nous le vivons, parce que nous le rêvons, l'imaginons, l'homme est pétri de fiction; la fiction nous fait. La fiction est présente depuis les origines mémorielles de l'humanité et il n'est pas de civilisation sans elle car, la plupart du temps, les civilisations se sont élaborées sur de Grands Récits fondateurs. Or, aujourd'hui, peut-être parce que ces Grands Récits tendent à perdre de leur crédit 3 et que nos civilisations s'en distancient de façon critique, la fiction comme jamais auparavant tend à dévorer le réel. La fiction nous cerne, nous structure, nous fait; jamais dans l'histoire du monde, autant que dans les sociétés contemporaines définies par leur idéologie libérale, la confusion réel-fiction n'a été aussi importante. La littérature, avec le roman à dominante naturaliste, a bien entendu joué là un rôle important en affectant à la fiction la mission de rendre compte du réel, de l'imiter, parfois même de proposer un réel transcendé, concentré, senti plus réel que le réel lui-même. Cependant la fiction romancée restait un réel déplacé, à distance, légèrement latéral, un réel évalué, et c'est, sans aucun doute, la montée en puissance culturelle de la télévision qui est, sur ce plan, l'élément le plus marquant tant les espaces en miroir de la fiction et du réel tendent au travers des reality shows et autres séries télévisées à s'interpénétrer jusqu'à parfois se fondre. Les guerres en temps réel comme celle du Golfe ou le début de celle d'Irak, les jeux d'aventure construits avec la participation d'hommes et de femmes ordinaires, les sommes considérables gagnées en peu de temps au travers de jeux naïfs basés la plupart du temps sur le hasard et réalisant soudain les rêves les plus fous, la participation instantanée à distance à des événements surmédiatisés et relevant du spectaculaire - incendies, tsunami, inondations, éruptions volcaniques, catastrophes naturelles de toutes sortes…-, l'usage politique et commercial de plus en plus courant de la technique du story telling 4, autant de situations quotidiennes qui, médiatisées par l'écran, introduites dans le confort douillet des salons plus ou moins hors du monde tendent à fictionaliser le réel et à réaliser la fiction.
Le virtuel, Internet notamment, espace dans lequel il est si difficile de faire la part respective du vrai et du faux, où se déploient en temps réel des jeux d'aventures en réseau, des échanges constants d'identité et de masque, des êtres et des avatars, a encore accéléré cette tendance en faisant du monde un virtuel, un monde à la limite de l'imaginaire, comme si la technologisation accrue de notre univers ne pouvait pas ne pas se doubler de sa déréalisation. Le clonage fiction-réel est devenue l'idéologie dominante des sociétés contemporaines évoluées à tel point qu'un site d'information - comme si cela ne devait pas aller de soi - choisit comme nom l'expression « non fiction » 5.
C'est la littérature qui, vers la fin du dix-huitième siècle, a initié le rapprochement fiction-réel avec à son apogée la littérature naturaliste, aujourd'hui encore forme la plus répandue de cet art. Cette convergence a été, pour l'essentiel, assurée par le roman, forme littéraire devenue ensuite socialement et culturellement dominante. La poésie, antérieurement première, jouant par nature sur d'autres paramètres que la « peinture du réel » s'en est ainsi trouvée marginalisée. Le roman lui, s'efforçant à rendre compte du réel ou à rendre réaliste et plausible des récits imaginaires, en est venu à occuper l'essentiel de l'espace littéraire. Bien que diverses approches littéraires aient essayé de se déployer selon d'autres axes, l'ancrage de la fiction dans le réel correspondait trop à l'évolution idéologique, aussi ces approches n'ont, en fait, que peu changé les rapports de force : les romans « surréalistes », par exemple n'ont eu que peu d'audience et sont d'ailleurs, sur bien des points, restés proches du réalisme 6, les approches de type « science-fiction » ou « heroic fantasy » 7 ont été marginalisées sous la classification dévalorisante de genres populaires ou mineurs. Le « nouveau roman » lui-même, tout en déplaçant le foyer du texte sur l'auteur et les processus d'écriture, reste à l'intérieur du cadre posant le réel comme visée ultime de la littérature 8. Certaines formes de l'art conceptuel pourraient même être assimilées à de la fiction, mais elles sont restées enfermées, par la volonté même de leurs concepteurs, dans le cadre des arts plastiques 9. Des tentatives comme celle du groupe revendiquant une « Nouvelle fiction » 10 n'ont, elles non plus, presque rien changé à cette domination absolue. La forme majeure du roman, celle aujourd'hui diffusée, primée, commentée parfois à la télévision ou à la radio, est ainsi une forme de fiction prétendant massivement au rapport direct au réel.
Or, la littérature - les formes que prend la littérature - n'est pas indépendante de l'ensemble des dispositifs qui la portent et des idéologies dans lesquelles elle se déploie. Le roman, s'imposant d'abord comme porteur d'enseignement, avec notamment le goût des romans éducatifs de la fin du dix-huitième siècle 11, resserre ses liens avec la prise en charge du réel comme moteur principal d'inspiration : la littérature doit feindre de dire ce qu'est le monde pour en proposer des fables formatrices. La fiction est alors une description - focalisée vers un but - du réel, un jugement sur le réel. Dans une civilisation où domine l'écrit, l'instrument privilégié de ce rôle est dévolu au livre qui, avec l'abaissement industriel de ses coûts de production et, par suite, sa relative démocratisation, ne va pas tarder à rencontrer la montée en puissance des systèmes scolaires. Tous ces facteurs se renforcent : le livre devient le support principal de l'imaginaire; bientôt fiction égale livre.
Mais, au cours du vingtième siècle, le monde a lentement changé, de nouvelles donnes se sont imposées, de nouveaux médias, dans le champ de l'imaginaire, ont pris une place de plus en plus importante en reléguant le roman à une place secondaire. L'image notamment (cinéma, télévision, bande dessinée…) a occupé de plus en plus d'espace, créant de nouvelles attentes. Or l'image, l'image photographique notamment, bien plus que le texte 12, est porteuse d'une mimésis, l'image en mouvement plus encore que l'image fixe. L'idéologie de l'être a peu à peu effacé celle du modèle. La fiction a progressivement épuisé les possibilités formelles de son support principal : le roman est devenu une forme ritualisée, industrialisée, déterminée par ses réseaux de production et de diffusion, limitée par l'ensemble des contraintes de son médium, le livre. Aussi, au fur et à mesure que l'informatique, sous toutes ses formes, est apparue comme un outil de création utilisable par le plus grand nombre, elle s'est présentée à de nombreux créateurs comme un médium de substitution : la fiction devait s'exprimer sur ce nouveau support. Un certain nombre de romanciers ont ainsi, d'abord, sous diverses aspects, commencé à simplement proposer leurs écrits sous forme numérique 13.
Mais un changement de médium n'est pas une opération neutre, chaque médium porte en lui des contraintes et des possibilités techniques qui affectent directement le message; aussi est-il vite apparu que l'écriture, produite pour médium informatique, se voyait offrir non seulement de nombreuses possibilités inimaginables sur le livre 14 mais que, d'une certaine façon, elle correspondait mieux aux attentes idéologiques des contemporains plus centrées sur l'individualisme et l'affirmation du soi. La problématique de la fiction s'en est trouvée totalement changée au point qu'il est possible d'affirmer que, telle qu'elle se déploie sur Internet, manifestation aujourd'hui dominante du médium informatique, elle n'a plus grand chose à voir avec celle qui continue à se prolonger dans le livre.
La mutation est en effet presque totale. En quelques décennies, une partie de la fiction est passée d'un support à contenu fixe et lecture techniquement linéaire dépendant de structures de production industrielles et de commercialisation solidement établies, à un support à contenu modifiable et lecture adaptative sans aucune nécessité d'industrialisation ni perspectives claires de commercialisation : les techniques de stock s'effacent sous celles du flux. La fiction s'est alors trouvée contrainte de modifier toutes ses formes : elle est en pleine réinvention et s'il est désormais très difficile de circonscrire ce qu'elle est aujourd'hui comme d'affirmer ce qu'elle sera demain, il est par contre possible de recenser un certain nombre de ses nouveaux paramètres et de décrire les changements de formes qu'ils induisent.
Aujourd'hui, comme chacun sait, le « texte » informatique est un virtuel qui n'a ni temps ni lieu ni forme; il n'est qu'un texte en puissance sans stabilité assurée, donc sans possibilité réelle d'autorité. Contrairement à la tradition du livre qui nous avait habitués à la crédibilité liée à un écrit arrêté, le texte informatique peut, à tout instant, être modifié - ou se modifier lui-même - en fonction de variables qui lui sont apparemment externes. Cette différence profonde, fondamentale, se traduit dans des effets de surface qui sont souvent ceux sur lesquels travaillent les créateurs 15. L'utopie et l'uchronie du texte informatique, par exemple, le fait qu'il soit à la fois dans des temps différents et identiques, qu'il soit multilocalisé, permet de mettre en évidence ce que, faute de mieux, on a appelé l'interactivité, c'est-à-dire les possibilités pour un « lecteur » 16 d'agir concrètement sur le texte. Il apparaît vite alors que les possibilités d'interaction sont multiples et que chacune de ces possibilités produit des effets fictionnels différents.
L'hypertextualisation, par exemple, est une de ces possibilités. Cette technique peut, au premier abord, ne sembler faire qu'un usage relativement élémentaire de l'interactivité. Pourtant, elle produit des effets considérables sur la conception de la fiction, sous ses multiples formes 17, y compris sous les plus rudimentaires d'entre elles. Elle détruit en effet la tradition multicentenaire de la linéarité technique de la fiction, donc son aspect téléologique, donc sa crédibilité démonstrative. Elle constitue un rejet de la sacralisation académique du texte - la phrase intouchable, le mot pesé, le « s'il avait voulu le dire il l'aurait dit », le long travail laborieux de l'écriture sur chaque fragment, ce que l'on peut appeler la tradition Flaubert, etc - autrement dit, de plusieurs siècles d'idéologie littéraire toujours très prégnante, notamment dans la tradition de l'édition et de la présentation officielle de la littérature. En ce sens c'est une rupture radicale qui laisse l'approche critique conventionnelle désemparée : elle ne peut rien avoir à dire sur ces textes qui n'en sont pas au sens qui leur a, jusque là, permis de s'établir en tant que tels. Si, en effet, un récit peut adopter plusieurs trajectoires, ce qui est mis en avant est beaucoup plus la capacité imaginative de son auteur, son savoir-faire, que la véracité de sa narration ou la justesse de tel ou tel mot. Non seulement en effet le rapport au réel devient critique car, sous chaque fragment de texte, plusieurs possibles (même s'ils ne sont pas exploités par le narrateur) sont imaginables, d'où ce qui est lu est moins le texte lui-même que les possibilités de textes. S'installe ainsi une complicité qui n'est pas loin du jeu 18 et qui met le lecteur dans une nouvelle posture imaginaire faite de méfiance vis-à-vis de tout récit fictionnel. Qui plus est, cette approche est renforcée par un ensemble d'autres techniques tout aussi iconoclastes :
- un texte est désormais constitué de fragments plus ou moins indépendants 19, qui peuvent être liés de façons multiples, il n'est donc pas nécessaire de les lire tous, cette exhaustivité est même parfois tout à fait impossible ou du moins le lecteur ne peut que difficilement avoir sur ce point une vision claire 20;
- la vitesse de lecture est une composante du texte lui-même : des fragments sonores ou vidéos peuvent en effet contraindre la lecture 21 et l'auteur peut lui-même programmer des rythmes spécifiques;
- il n'y a aucune certitude qu'un texte lu une fois puisse être relu : le texte peut-être éphémère, apparaître, disparaître en fonction de facteurs qui échappent au lecteur lui-même;
- la linéarité téléologique du texte n'a aucun sens ou, plus exactement, le texte est orienté selon des sens et des axes multiples dont le lecteur ne maîtrise pas toujours le plan d'ensemble.
Or la technique de l'hypertextualisation ne se cantonne pas à cet usage élémentaire qui permet, à partir d'un fragment de texte, d'accéder à d'autres fragments internes à ce même texte. L'hypertextualisation est une donnée fondamentale d'Internet. C'est ce qu'a bien compris William Gibson lorsqu'il dit : « Quand j'ai commencé à écrire sur l'informatique au début des années 80, les gens parlaient d'hypertexte et de l'avènement de nouvelles formes de littérature dans laquelle chaque mot et phrase serait connecté à d'autres. C'est le cas aujourd'hui selon moi pour chaque écrit existant ou nouveau. Chaque mot, chaque phrase, chaque expression sont littéralement des hyperliens. Quand j'écris un roman j'ai cette conscience aiguë que quelqu'un, quelque part, entrera par Google dans la phrase que je viens d'écrire. Le texte n'existe plus seulement par lui-même » 22. Tout texte présent dans l'immensité insondable du réseau est potentiellement fragment d'un texte infini sans auteur ni autorité. Il est ainsi possible d'imaginer des fictions sous la forme de ces hypertextes absolus, c'est-à-dire dont les liens sont définis par des procédures externes au texte lui-même. Certaines réalisations comme Le peuple manque de Grégory Chatonsky (cf. note 2) ou Les robots sont de retour ! de Panoplie.org 23 sont de ce type : leurs textes sont en permanence reliés à un texte plus vaste et en modification constante qui est le texte d'Internet lui-même. Dans Le peuple manque de Grégory Chatonsky et moi-même, un de mes générateurs produit des fictions de vies, mais ces fictions de vies empruntant aléatoirement leurs noms patronymiques à des sites Internet, il est par suite possible de retrouver ces noms dans leurs divers lieux d'apparition par n'importe quel moteur de recherche. Isadora Underhill, par exemple, propose 24, sous Google, 669 références, Marc Hodges 453 000. Parmi ces références, certaines proviennent en outre de textes produits par mon générateur lui-même 25, d'autres de sites de personnes réelles. Ainsi le générateur se nourrit de réel et alimente en permanence l'ambiguïté de la relation réalité-fiction qui fait Internet en mettant fiction et réel au même niveau de lecture. Plus encore, les textes générés utilisés par Le peuple manque créent automatiquement un certain nombre de mots-clefs à partir desquels son moteur de recherche interne va ramener de Flickr des photos illustratives mélangeant un peu plus encore réalité et fiction.
Dans Les robots sont de retour, le principe, quoique simplifié, est semblable : des automates piochent des fragments de textes dans l'espace Internet créant quelque chose comme un métatexte mobile, le lecteur pouvant, à tout moment, proposer des thèmes, sous forme de mots-clefs, proposant d'autres fragments de textes. Libre à lui d'entretenir ainsi quelque chose comme un dialogue fictif entre lui, l'automate et la totalité des textes du réseau. Le texte se nourrit de lui-même dans une forme qui rappelle celle d'un ruban de Möbius.
L'espace Internet lui-même apparaît ainsi comme une immense fiction infinie et éternelle qui se nourrit sans cesse d'automates produisant à partir de ses données mêmes, une fiction surgénérative où le réel nourrit la fiction qui nourrit le réel qui… L'osmose fiction-réel parce qu'elle est totale en devient suspecte : les données considérées comme appartenant au réel sont transmutées en fragments de fictions et des données à l'origine fictionnelles sont injectées dans l'espace des données réelles. C'est ainsi que, par exemple, la confusion des identités peut y être absolue : difficile de savoir réellement qui est qui sur Internet. Cette situation est celle de nombreux blogs où il est impossible de déterminer si les récits qui y figurent sont des autobiographies ou relèvent d'un pur imaginaire 26. Les deux à la fois certainement car tout homme est plus ou moins mythomane et tout écrivain se nourrit de ses expériences particulières du réel. L'espace de la fiction devient ainsi l'espace mythomane total de l'humanité participante, espace qui tend de plus en plus à recouvrir celui de l'humanité elle-même. Le monde d'Internet devient un virtuel imaginaire 27 réalisé où la fiction ne peut plus prétendre à une quelconque focalisation. Et dans ce cas, peu importe ce qui est raconté dans tel ou tel texte car la narration est celle de l'ensemble de la pensée humaine. L'hypertexte, n'est plus alors une simple lecture labyrinthique, foisonnante, non-linéaire mais un principe essentiel permettant, en niant par là même toute autorité textuelle, de construire des contextualités particulières qui sont une part importante du contrat de lecture, donc de mettre en évidence l'infini multiplicité des visions particulières du monde dans et sur lesquelles s'établit désormais toute lecture 28. L'écriture peut alors jouer sur des contextualités aléatoires 29 ou tenter de maîtriser des contextualités internes. La fiction n'est désormais plus le roman, l'écriture romanesque, elle se déploie dans l'espace d'écriture totalement original qu'est le réseau lui-même et par ce déploiement construit une critique à la fois de la nécessité de la fiction et des modes de crédibilité du réseau 30. C'est avec tout cela que le créateur de fiction a désormais à faire et avec quoi il travaille.
L'hypertextualisation n'est pourtant qu'une des techniques possibles de la numérisation, une autre approche, plus technique, donc beaucoup moins répandue, est celle de la génération plus ou moins automatique. On trouve sur le réseau de très nombreux générateurs de texte 31, bien entendu un très grand nombre relèvent du gadget informatique car la génération automatique, notamment de textes en langues naturelles pose des problèmes techniques et conceptuels redoutables. Cette présence affirmée démontre cependant l'intérêt des créateurs pour cette approche plus radicale encore que l'hypertextualisation 32. La génération automatique, en effet, crée des mondes à partir de rien, plus exactement à partir de mots, de syntaxes et de rhétoriques et les mondes qu'elle crée sont tous ceux que peuvent porter l'ensemble des mots dont elle dispose. Tout texte généré est donc un texte possible parlant d'un monde possible mais sans possibilité de vérification car la génération automatique affirme, de par sa méthode même, que les mondes qu'elle crée sont totalement coupés d'une réalité concrète quelconque tout en appartenant pleinement à l'univers du plausible : les mots, les phrases, sont ce monde 33, le monde est un monde de mots, le réel est une fiction où chacun peut jouer son jeu. Tout y devient à la fois possible et impossible.
En contrefaisant sans cesse tous les codes de la fiction romanesque, ces nouvelles approches de la fiction remettent sans cesse en scène les jeux de masques du réseau.
Notes
1 : InstantPortrait de Victoria Welby, 25 et 26 janvier 2008.
2 : Second Life utilisé aujourd'hui par nombre d'artistes est évidemment très caractéristique de cette situation mais aussi de nombreuses réalisations artistiques parmi lesquelles Le peuple manque de Grégory Chatonsky et moi-même
ou, bien entendu certains blogs de mon Hyperfiction avec toute la série des
Marc Hodges
ou La vie de Jean-Pierre Balpe.
Voir aussi la bio-graphie d'édouard boyer.
3 : Jean-François Lyotard, La condition postmoderne : rapport sur le savoir, Éditions de Minuit, 1979.
4 : Inventer des histoires pour convaincre, cf. par exemple le site Storytelling et l'article de Christian Salmon : « Une machine à fabriquer des histoires », dans Le Monde diplomatique.
5 : nonfiction.fr.
6 : Nadja d'André Breton en est un excellent exemple.
7 : Il est d'ailleurs caractéristique à cet égard qu'un écrivain comme William Gibson, réputé pour ses nouvelles de science-fiction se sente obligé de déclarer :
« Je m'applique à une forme de naturalisme. La description réaliste des personnages urbains du XXIème siècle, immergés dans ces marques, est assez fantastique ».
(Interview au journal français Libération du 20 mars 2008).
8 : « Il n'y a là qu'une appellation commode englobant tous ceux qui cherchent de nouvelles formes romanesques, capables d'exprimer (ou de créer) de nouvelles relations entre l'homme et le monde, tous ceux qui sont décidés à inventer le roman, c'est-à-dire à inventer l'homme. Ils savent, ceux-là, que la répétition systématique des formes du passé est non seulement absurde et vaine, mais qu'elle peut même devenir nuisible : en nous fermant les yeux sur notre situation réelle dans le monde présent, elle nous empêche en fin de compte de construire le monde et l'homme de demain ». Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Éditions de Minuit, Coll. Idées, NRF, Paris, 1963, pp. 9-10.
9 : Voir par exemple l'ouvrage Art conceptuel, une entologie, paru en 2008 aux éditions Mix (Paris).
10 : La « Nouvelle fiction » regroupe des auteurs qui, comme Frédérick Tristan ou Georges-Olivier Châteaureynaud, autour de Marc Petit (Éloge de la fiction, Fayard, 1999), en réaction au Contre l'imagination de Christophe Donner (Fayard, 1998), défend les écrivains qui sont « de taille à créer un monde… », ceux qui ont recours au mythe « sans lequel il n'est pas d'œuvre d'imagination réellement vivante… ».
Pour Marc Petit la « nouvelle fiction » est donc celle qui, « à la différence des fictions ordinaires, ne cache à aucun moment son caractère de fiction ».
11 : Le roman phare en français en est principalement Émile ou De l'éducation de Jean-Jacques Rousseau, publié en 1762.
Beaucoup de mes références sont françaises - et je m'en excuse - mais il n'est certainement pas difficile pour un lecteur plus cultivé de faire des relations à d'autres langues.
12 : C'est le célèbre « Ça-a-été » de Barthes…
(cf. Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Coll. Cahiers du cinéma, Éditions de l'Étoile, Gallimard, Le Seuil, Paris, 1980, p. 120).
13 : Il est intéressant de noter que le simple passage du manuscrit, ou même du tapuscrit, au texte informatisé ne s'est pas fait sans de grandes résistances de la part des écrivains, des chercheurs et même, pour d'autres raisons, des éditeurs. Les problématiques soulevées sont d'ailleurs encore loin d'être épuisées.
Parmi les très nombreux sites ou blogs d'écrivains portant leurs textes sur Internet, on peut ainsi citer celui d'Éric Chevillard, L'autofictif,
ou le site collectif publie.net.
14 : On cite toujours quelques tentatives de sortie du livre comme Composition I de Marc Saporta, Éditions du Seuil, 1962 (traduction anglaise : Simon & Schuster, 1963), mais elles sont très marginales.
15 : Voir par exemple, le travail sur la modification instantanée des textes dans Girls' Day Out de Kerry Lawrynovicz ou The Jew's Daughter de Judd Morrissey.
16 : Le terme « lecteur » ici désigne celui qui parcourt un texte informatique, que celui-ci soit écrit, sonore ou visuel ou tout à la fois, ce qui est le cas le plus répandu des créations fictionnelles d'Internet.
17 : Il y a maintenant beaucoup trop de fictions hypertextuelles sur Internet pour les citer toutes. Chacune d'entre eux adoptant, sur cette base hypertextuelle, des possibilités d'écriture différentes en explorant des voies d'hypertextualisation originales.
En voici quelques-unes :
site de l'écrivain Renaud Camus, qui propose ses essais d'écriture sous forme hypertextuelle;
Le livre des Morts, de Xavier Malbreil et Gérard Dalmon;
Lies de Rick Pryll;
Écran total d'Alain Salvatore;
NON-roman de Lucie de Boutiny;
Le récit des trois espaces de Carole Lypsic;
également toute ma série de La disparition du Général Proust dont deux des points d'entrées possibles sont photoroman.canalblog.com ou tension.canalblog.com;
le site Hyperizons qui propose de nombreuses fictions hypertextuelles;
ou encore celui des éditions Eastgate.
18 : Cet aspect ludique est évident dans de nombreuses &œlig;uvres fictionnelles sur Internet, par exemple Aux côtres furtifs
ou Blue Hyacinth de Pauline Mazurel et Jim Andrews, même si ces aspects ludiques jouent sur des paramètres différents.
19 : Cf, par exemple les sites de Trajectoires :
trajectoires.space-blogs.com
et trajectoires.univ-paris8.fr qui sont deux représentants d'une même réalité textuelle.
20 : Une lecture, parmi d'autres possibles, de La Ville Désir de J.B. Lenoir suffit à en convaincre.
21 : Sur ce point particulier, voir Cruising d'Ingrid Ankerson et Megan Sapnar.
22 : Interview au quotidien français Libération du 20 mars 2008.
23 : Les robots sont de retour !, sur le site de Panoplie.org.
24 : Il est important de noter que ce chiffre est celui donné au moment où j'écris ces lignes, soit le 2 avril 2008 à 16 heures 04 et qu'il ne sera certainement plus vrai lorsque cet article paraîtra.
25 : Par exemple Peur de l'obscurité,
dans la galerie de photos de unautreroman sur Flickr.
26 : Voir par exemple mon site Mon sexe et moi (élément de l'hyperfiction La disparition du Général Proust) où la thématique sexuelle attire de très nombreux lecteurs et où rien ne permet de déterminer la nature, sur le plan fiction-réel, de certains commentaires de lecteurs-lectrices
ou encore Les carnets d'Oriane (même ensemble) où des commentaires de lecteurs acquièrent le caractère de textes d'écrivains.
27 : Il est amusant de noter que là réside le principal problème de l'encyclopédie Wiki dont la fiabilité des informations n'est pas toujours garantie.
28 : 253 de Geoff Ryman est assez intéressant à cet égard.
29 : Instant Memory
ou le collectif de So What Productions, où le texte dit est fixe alors que le texte écrit et les images obéissent à divers niveaux d'aléatoire.
30 : Une installation immersive comme celle de Maurice Benayoun, World Skin où les spectateurs prennent des photos d'un monde de guerre fictif-réel (images de la guerre de Bosnie) et, le photographiant, le modifient, met bien en évidence ce principe.
31 : Le site Sous un cocotier propose une liste de 1000 générateurs.
32 : Quelques générateurs de texte moins élémentaires que les autres :
Fantasy Novel Title Generator;
Text Generator;
Seventh Sanctum;
ibiblio.org;
Ken Shirriff, Make your own random anarchy cookbook.
33 : Voir par exemple, Self Portrait(s) [as Other(s)] de Talan Memmott
ou encore Trajectoires.
haut de page
retour
|