œuvre 2
Deviant: The Possession of Christian Shaw, de Donna LEISHMAN (Royaume-Uni), 2004
par Jan Baetens
The Possession of Christian Shaw, un récit interactif de l'artiste écossaise Donna Leishman publiée en 2004, est une œuvre qui se veut aussi déroutante que les événements vécus par le personnage historique dont elle s'inspire. La petite fille que l'on découvre au bout de quelques clics se présente comme « Christian Shaw » et dit tout de suite qu'elle aime « cacher des choses », après quoi la lectrice est confrontée à une impasse narrative et se voit dans l'obligation de revenir à la page d'accueil du récit, pour entamer de nouvelles trajectoires, dans l'espoir de trouver quelques réponses aux nombreuses questions que suscite le premier contact avec cette œuvre.
Certaines réponses sont faciles à trouver : la biographie de Christian Shaw révèle que cette jeune fille née en 1685 avait eu à l'âge de 11 ans un comportement inexplicable (elle vomissait entre autres des objets qu'elle n'avait pas ingurgités au préalable) qui laissait perplexes tous les médecins et que l'on n'arrivait à comprendre que dans la cadre de la sorcellerie. Christian Shaw disait en effet avoir été envoûtée et dans le procès qui s'ensuivit, six personnes furent brûlées vives (une septième victime se suicida en prison). Plus tard, Christian Shaw deviendra une femme d'affaires d'une grande indépendance et d'une ingéniosité hors pair, qui réussira à importer en Ecosse les nouvelles techniques de filature développées aux Pays-Bas. Toutefois, le récit de Leishman laisse cette partie de sa vie entre parenthèses, pour se concentrer sur la seule affaire de la sorcellerie : on retrouve Christian et son père, puis un médecin, un prêtre, une vieille femme, un bonhomme de neige, des personnages inclassables et monstrueux qui mélangent l'homme et l'animal, l'humain et le végétal, etc.
D'autres questions sont plus difficiles à répondre.
Celle, d'abord, de l'univers diégétique dans lequel nous sommes ici plongés. Le monde de Christian Shaw est un monde profondément hybride, à la fois très moderne et radicalement hors temps : des immeubles modernes voisinent des bouts d'univers qui semblent remonter à la nuit des temps ; dans une représentation graphique qui paraît très méticuleuse, un peu à la Chris Ware, les lois de la perspective ne sont pas vraiment respectées ; les habits des personnages sont tantôt contemporains et tantôt anciens, ou pour le moins démodés ; de même, ce que « font » les personnages exhibe le même choc entre aujourd'hui, naguère et jadis.
Celle, ensuite, du fil narratif qui pourrait relier les fragments en eux-mêmes peu narratifs. Certes, quand on clique sur certaines zones stratégiques de l'image de départ, des microrécits sont lancés, mais ils s'avortent parfois avant d'avoir vraiment commencé, et on ne sait pas très bien non plus quelles zones choisir pour lancer l'interactivité (il importe surtout d'activer des détails, non les parties les plus immédiatement visibles). S'il est vrai que certains aspects de l'histoire de sorcellerie de Christian Shaw se dévoilent peu à peu, la lecture de scènes « attendues » comme, par exemple, la visite aux médecins ou l'allumage du bûcher, se fait nécessairement dans un désordre qui paraît très construit et très voulu. De plus, le sens des différentes scènes (qui ne sont pas toutes des scènes au sens fort du terme, puisque le contenu narratif de certaines se réduit au strict minimum), est loin d'être clair. La lectrice est contrainte à la spéculation : Mais que voit-on ? Que faut-il en penser ? Et surtout : comment faire la distinction entre ce qui pourrait ne constituer que quelque chose d'adventice et ce dont on n'est jamais sûr qu'il constitue le cœur de l'histoire ? Donna Leishman va très loin dans le brouillage des frontières du récit : elle déconstruit radicalement les deux grands domaines du récit traditionnel que sont les « temps forts » et les « temps faibles », tout comme elle fait coïncider les versants de l'action et de la description. Grâce aux outils interactifs, le lecteur peut modifier sans cesse la forme de ce qui apparaît à l'écran, sans qu'il voie toujours la différence entre ce qui semble capital (par exemple le bonhomme de neige que le pointeur parvient à ouvrir comme un porc pour en faire surgir une sorte de fœtus) et ce que l'on pourrait croire secondaire -à tort peut-être (par exemple des fleurs dont on peut faire tomber les pétales ou qu'on peut faire bouger dans le vent). Les visiteurs du site et de l'œuvre sont ainsi invités à se mettre dans la peau des contemporains de Christian Shaw qui, eux non plus, ne comprenaient « rien » à ce qu'ils voyaient - mais dont l'histoire nous a appris que leur manière de lire et surtout d'expliquer l'énigme n'était pas la bonne…
Celle, enfin, et ce point est capital, de l'organisation de l'œuvre elle-même, dont le fonctionnement est tout sauf facile et transparent. La structure interactive de The Possession of Christian Shaw est en effet profondément troublante, mais les enjeux de cette complication ne devraient échapper à personne : sans cette opacité informatique qui casse net la logique binaire de l'attente comblée ou de l'énigme résolue, l'œuvre de Leishman trahirait les ambitions herméneutiques et philosophiques qui sont les siennes. La lectrice de l'œuvre reste donc en butte au caractère imprévisible de plusieurs facettes de l'œuvre, y compris le maniement du curseur : il arrive que le curseur ne change pas de forme même quand il effectue certaines opérations d'activation de l'écran ; il se peut aussi que la forme symbolique qui désigne cette activation (la pointe du curseur se métamorphosant en petite main) ne débouche que sur des opérations triviales, enfin, on constate qu'une ambivalence du même genre frappe les petites croix dont l'œuvre est parsemée et qui servent d'équivalent graphiques au rehaussement chromatique des liens dans un hypertexte traditionnel (on peut fort bien y voir une allusion aux mailles du tricot, ce qui serait une façon d'anticiper sur la partie omise de la vie de la protagoniste). Cliquer sur ces petites croix fait toujours avancer le récit d'un cran, mais il n'est pas toujours sûr que ces sauts aient une plus-value narrative).
The Possession of Christian Shaw est donc une œuvre-limite, à mille lieues de l'organisation de plus en plus narrative et « passionnante » des hypertextes contemporains, obligés de suivre le modèle dominant des jeux vidéos. œuvre de résistance donc, où le message idéologique, qui dépasse de loin le seul débat sur la position des femmes, s'appuie sur une transformation radicale des lois de la narration. L'œuvre de Leishman refuse catégoriquement le diktat du suspense narratif et, plus généralement encore, de l'attente narrative, que beaucoup considèrent, à juste titre sans doute, comme la clé de voûte de n'importe quel récit. Leishman n'exploite pas l'attente narrative, elle ne fait pas durer le plaisir des lecteurs qui savent qu'ils seront récompensés de leur patience. Le récit qu'elle propose à son public n'est pas une de ces narrations pseudo-interactives qui ne laissent finalement aucune marge de manœuvre à celle ou à celui qui défont et linéarisent un écheveau « préparé » par quelqu'un d'autre. On connait tous des exemples de récits où le travail narratif doit être fait par les lecteurs. Il est peu d'exemples de récits où le travail peut vraiment être fait par eux. The Possession of Christian Shaw fait sans conteste partie de cette dernière catégorie.
N.B. L'œuvre de Donna Leishman a été incluse dans Electronic Literature Collection, Vol. 1, une anthologie d'œuvres de littérature électronique.
Éditeurs : N. Katherine Hayles, Nick Montfort, Scott Rettberg et Stephanie Strickland, 2006 (Web et CD-ROM).
Pour un compte rendu de cette anthologie, voir Patrick Ellis, Magazine du CIAC no 27, printemps 2007
(and for text in English, see : CIAC's Electronic Magazine no 27, Spring 2007).
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