œuvre 3


NON-roman,
de Lucie de BOUTINY (France), 1997-2000

par Alice van der Klei




Depuis 1995, la revue électronique d'art Synesthésie présente des œuvres d'art contemporain sur le Net. Et de 1997 à 2000, Synesthésie a accueilli NON, l'unique roman hypertextuel de Lucie de Boutiny, une fiction publiée en ligne en six épisodes, qui permet au lecteur d'explorer librement les chemins intrigants d'un récit. Ce « NON-roman multimédia », en ligne depuis plus de dix ans, est considéré comme l'une des premières œuvres de la littérature hypertexte de langue française.

À propos de cette œuvre, son auteure écrit que « NON est le titre, et NON-roman, le sous-titre ». L'histoire est celle d'une « cyberrencontre », celle d'« un couple de trentenaire pris aux pièges du mirage des technologies ». Lucie de Boutiny appelle son écriture « HTX™ », soit l'abréviation de « HyperTeXte ». Pour elle, HTX™ est aussi un acronyme sonore qui se lit « Achetez X » et qui dénonce le monde de la consommation passive encouragée par les médias.

Le récit de NON est la critique du quotidien d'un couple de jeunes au tournant du Millénaire, branchés en permanence sur le Net ou la télévision. Selon les liens que le lecteur décide de parcourir dans cet hypertexte, il interprète le récit fictionnel de Madame et Monsieur selon des tonalités érotique, cynique ou désabusée. La lecture de leurs échanges textuels dans le premier épisode nous apprend que ces deux travailleurs cadres du monde corporatif et performatif se sont connus par le biais d'un site de rencontre en ligne et qu'ils se sont courtisés à distance en échangeant des courriels et en clavardant. L'épisode suivant représente le couple côte à côte devant leur télé, un samedi soir. C'est au lecteur de décider s'il veut lire l'histoire de Madame ou de Monsieur séparément ou simultanément en cliquant soit sur la fenêtre de Madame à gauche ou sur celle de Monsieur à droite.


L'HISTOIRE DE MADAME OU CELLE DE MONSIEUR ?

Composé de contenu textuel, d'hyperliens et d'images, cet hypertexte qui « n'est pas un roman » propose six feuilletons, où le lecteur est invité à faire des choix afin de reconstituer l'histoire de Madame et de Monsieur à partir de fragments lus aléatoirement.

D'ailleurs un texte dans le premier épisode l'avertit d'emblée que : « NON-roman est contre-indiqué chez les lecteurs présentant des antécédents allergiques à tout ce qui pourrait faire sortir la littérature du livre papier ». Hypertexte classique qui se construit par la lecture d'hyperliens, tel Afternoon, a Story ou Victory Garden publié chez Eastgate Systems, NON-roman dit non à la linéarité du texte littéraire traditionnel. Le lecteur doit accepter de composer le récit de Madame et Monsieur au fil de la lecture fragmentaire.

Vivant maintenant avec Monsieur, Madame passe son temps devant cette sitcom et effectue des achats compulsifs en ligne ou au centre d'achat le samedi avec son mari. Monsieur est vendeur de bases de données en ligne et comme Madame, ses valeurs sont celles du monde stéréotypé de la consommation et de la publicité. La lecture des fragments permet de reconstituer une fiction narrative où Madame et Monsieur vivent dans un appartement où l'on regarde la télévision et où l'on mange les pizzas commercialisés à la télévision en attendant de faire l'achat d'un appareil électroménager. Le lecteur construit le quotidien de ce couple high-tech tel le pastiche du soap opéra que Madame suit assidûment pour occuper ses journées. Avec elle, il lit les courriels de Jesus Chanchada, le héros sensuel de cette télésérie épicurienne dont Madame est une grande fan et finit par comprendre qu'elle a perdu son emploi.


LES COURRIELS DE JESUS CHANCHADA

Dans son parcours hypertextuel, le lecteur est distrait par des textes, des slogans et des images publicitaires et tandis qu'il tente d'interagir avec le site de NON pour y démêler l'intrigue, Lucie de Boutiny explique sur son site que ses personnages eux, sont justement des « NON-interactifs, victimes, piégés par les urbains des pays riches en voie de haute technologisation » qui s'abrutissent devant des écrans. On comprend que Madame et Monsieur se sont racontés leurs vie et leurs désirs par l'intermédiaire du Net pendant qu'ils se fréquentaient à distance, mais qu'à partir du moment où ils sont en présence l'un de l'autre, ils n'ont plus rien à se dire et cherchent ailleurs leurs distractions. Comme eux, le lecteur cherche à se distraire au gré de sa lecture, il trouve l'image d'une télévision où une fenêtre pop-up apparaît avec un hyperlien qui l'invite à aller ailleurs en affichant les mots : « Vite. Zappez ! ». On l'incite à cliquer et à pitonner ici et là pour reconstituer un fil narratif, et non pas pour s'« abrutir devant cette télé ! » comme Madame et Monsieur.


S'ABRUTIR DEVANT CETTE TÉLÉ ! CLIQUEZ OU VITE, ZAPPEZ !

Le récit de Madame et Monsieur est ainsi (comme je l'ai déjà dit plus haut) décomposé en six épisodes de plusieurs fragments. Chaque épisode peut être compris en fonction d'un schéma narratif compréhensible que le lecteur enchaîne afin de reconstituer une intrigue. Après avoir parcouru différents fragments de NON, le lecteur va finir par réussir à former une sorte d'unité sur le plan du temps, des lieux, de l'action et des personnages. Comme l'écrit Lucie de Boutiny dans le texte de genèse de NON qui se trouve sur le site : « je tiens au plaisir de raconter une « histoire » si possible intrigante avec des « personnages » ayant une psychologie définie afin que le lecteur puisse s'identifier ».

Parcourir NON nous montre combien nos habitudes de lecture d'un récit nous confronte avec le besoin qu'une histoire nous soit contée. Aux intersections des chemins de l'hypertexte nous trouvons des liens créateurs d'intrigue. Des nœuds qui sont le squelette de la lecture. Sans liens, il n'y a pas de lecture. Sans intrigue, il n'y a pas de texte. Les intersections des hyperliens de la lecture permettent un agencement. C'est le mouvement dans une construction de faits qui permet la lecture. Un hypertexte n'est jamais donné, il n'existe que par l'agencement qu'en fait le lecteur. L'hypertexte, demande justement au lecteur de participer à construire le récit à partir de parties dispersées. La narration qui en résulte est une mise en intrigue, un agencement d'actions, une configuration sélective, organisée et significative qui permet de faire de l'intelligible. Pourtant, le parcours des liens hypertextuels serait plutôt une reconstruction d'une intrigue sans récit. C'est l'action de créer une intrigue qui importe et non l'histoire même.

Dix ans après sa création, NON est toujours disponible en ligne sur Synesthésie. Y aller est une occasion de découvrir ou de revisiter cette « cyberrencontre » hypertextuelle qui a su jouer simplement mais avec efficacité sur la notion de mise en intrigue et de recomposition d'une fiction par le lecteur.




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