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Intelligence artificielle et création artistique

 
NUMÉRO 2 ⎯ 15 MARS 2020
LES ŒUVRES D’ART ARTIFICIEL

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Tout sur les artistes émergents qui explorent le pouvoir créatif de l’IA
et les intervenants les plus reconnus du domaine de l’IA et de l’art génératif. 

 

 

LES ŒUVRES D’ART ARTIFICIEL EXISTENT-ELLES ?

par Anne-Marie Boisvert

Le compositeur et informaticien David Cope est le créateur d’un programme informatique appelé Experiments in Musical Intelligence (EMI) qui «compose» de la musique à partir d’une base de données de pièces musicales préexistantes. Le programme s’est révélé capable de créer avec succès des œuvres musicales dans le style de musiciens illustres du passé, comme Vivaldi, Bach ou encore Beethoven. Cependant, la réception du public a été négative, comme aussi celle du milieu musical. Non pas parce que ces «œuvres» manquaient d’attrait, mais parce que la révélation qu’un système informatique était à l’origine des œuvres plutôt qu’un humain a suffi à les déconsidérer. Autrement dit, le statut d’«oeuvre d’art» leur a été immédiatement retiré. Elles ont été plutôt vues comme des productions informatiques dépourvues d’authenticité et d’unicité, multipliables à l’infini et par conséquent sans véritable valeur esthétique (voir Boden et Edmonds 2009, p. 24 et Cheng 2009).

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=2kuY3BrmTfQ[/embedyt]

 

David Cope, Experiments in Musical Intelligence, Vivaldi

 

 

Définitions d’une œuvre d’art

Mais qu’est-ce donc qu’une œuvre d’art ? En guise de définition, nous pourrions offrir la réponse suivante qui semble capturer la conception la plus courante de ce qu’est une œuvre d’art : une œuvre d’art est un artefact (par opposition à une entité naturelle) à laquelle son créateur a intentionnellement conféré une valeur esthétique, dans le but que cette valeur esthétique soit saisie comme telle par l’audience à laquelle l’œuvre d’art est adressée.

 

Les concepts-clés ici sont ceux d’ «intentionnalité» et de «valeur esthétique». Qu’est-ce, tout d’abord, que l’intentionnalité ? Au sens courant du terme, l’intentionnalité est affaire d’intention, et signifie la volonté de faire quelque chose. En philosophie, le concept a une acception plus large : il désigne la capacité pour un état mental d’être «à propos de quelque chose» d’extérieur à lui. Les croyances, les désirs, les intentions sont des exemples d’états mentaux intentionnels : je crois quelque chose, je désire quelque chose, j’ai l’intention de faire quelque chose. Notons que ce quelque chose n’est pas forcément un état de choses du monde existant : je peux croire ou désirer quelque chose qui n’existe pas. Pour la petite histoire, c’est le philosophe et psychologue autrichien Franz Brentano qui a réactualisé à la fin du XIXème siècle ce concept qu’il a emprunté aux philosophes médiévaux comme Thomas d’Aquin. Ainsi compris, le concept d’intentionnalité en est venu à être considéré dans la philosophie et la psychologie du XXème siècle comme la marque distinctive du mental, c’est-à-dire comme ce qui permet de distinguer les phénomènes psychiques des phénomènes physiques.

 

Quant à la «valeur esthétique», il a été d’usage dans la tradition de la définir en termes de  certaines propriétés «esthétiques» qu’une œuvre d’art devrait être censée posséder pour être considérée comme une œuvre d’art. Ces propriétés peuvent être représentationnelles, formelles et/ou expressives : la beauté, l’harmonie, la fidélité représentationnelle, l’expressivité, la qualité technique, l’originalité… Leur nombre et leur nature peuvent varier selon les définitions qui sont proposées. Mais l’idée générale est que la possession d’au moins certaines de ces propriétés est essentielle pour qu’un artefact soit admis au rang d’œuvre d’art. Et la valeur esthétique d’une œuvre sera fonction de sa plus ou moins grande réussite à réaliser telle ou telle de ces propriétés. Par exemple, la valeur esthétique que l’on conférera à une œuvre pourra être fonction de sa plus ou moins grande fidélité représentationnelle, ou de sa capacité à exprimer une «vérité».

 

Ce type de définition a été remis en cause au XXème siècle. Tout d’abord, il s’est toujours avéré difficile, pour ne pas dire impossible, de s’entendre sur le nombre et la nature des propriétés nécessaires et suffisantes qu’un artefact devrait posséder pour être considéré comme une œuvre d’art. Ensuite, de nouveaux types d’œuvres d’art sont apparus qui ne semblaient pas posséder aucune des propriétés esthétiques traditionnellement reconnues. L’exemple le plus évident est celui des readymades de Marcel Duchamp.

 

Marcel Duchamp, Urinoir, 1917

 

D’autres définitions de l’œuvre d’art ont été proposées, comme par exemple des définitions dites institutionnelles comme celles des philosophes américains Arthur Danto ou George Dickie. Selon ce dernier, une œuvre d’art est un artefact «auquel une ou plusieurs personnes agissant au nom du monde de l’art ont conféré le statut de candidat à l’appréciation» (Dickie 1974). La définition plus récente de Dickie consiste en un ensemble de cinq énoncés : «(1) Un artiste est une personne qui participe avec compréhension à la réalisation d’une œuvre d’art. (2) Une œuvre d’art est un artefact d’un type créé pour être présenté à un public du monde de l’art. (3) Un public est un ensemble de personnes dont les membres sont prêts, dans une certaine mesure, à comprendre un objet qui leur est présenté. (4) Le monde de l’art est la totalité de tous les systèmes du monde de l’art. (5) Un système du monde de l’art est un cadre pour la présentation d’une œuvre d’art par un artiste à un public du monde de l’art» (Dickie 1984, résumé par Adajian 2018).

 

Le philosophe français spécialiste de l’esthétique Jean-Marie Schaeffer a proposé quant à lui une définition «pragmatique» de l’œuvre d’art, selon quatre critères (voir Schaeffer 1996; voir également Gibert 2020). Premièrement, un artefact sera considéré comme une œuvre d’art s’il peut être rangé dans un genre artistique reconnu : peinture, sculpture, musique, et plus récemment, installation, performance… C’est ce que Schaeffer appelle l’ «appartenance générique». Le deuxième critère de Schaeffer est celui de l’attention esthétique accordée par un public à l’artefact qu’il perçoit et reçoit «comme» une œuvre d’art. Notons que ce critère de «reconnaissance» se rapproche d’une définition de type institutionnelle telle que celle développée par Dickie : un artefact sera considéré comme une œuvre d’art s’il est reconnu comme une œuvre d’art par le milieu de l’art, exposé dans une galerie «sérieuse» et recensé par un ou des critiques d’art. Le troisième critère de Schaeffer est celui de l’intention artistique. L’urinoir de Duchamp est une œuvre d’art parce que Duchamp en a décidé ainsi. Le quatrième critère de Schaeffer est celui de la causalité intentionnelle. La causalité intentionnelle prolonge la simple intention de l’artiste. Elle relève du concept d’intentionnalité philosophique tel qu’il a été défini ci-dessus, c’est-à-dire le fait pour une œuvre d’être à propos de quelque chose, de vouloir dire quelque chose.

 

Si l’on accepte cette définition en quatre critères de l’œuvre d’art, il semble bien qu’une œuvre produite par un système d’intelligence artificielle ne saurait être considérée comme une œuvre d’art puisqu’elle ne remplit pas les deux derniers critères.

 

L’art génératif par ordinateur

La philosophe et psychologue britannique Margaret A. Boden a publié en 2009 un article écrit conjointement avec l’artiste, informaticien et théoricien britannique Ernest A. Edmonds, intitulé «What Is Generative Art?». Dans cet article, les auteurs s’attachent à fournir une définition de ce qu’ils appellent «l’art génératif par ordinateur» («computer-generated art») de manière à le distinguer un autres type d’art avec lequel il est souvent confondu, à savoir l’art assisté par ordinateur, l’art numérique ou l’art électronique, dans lesquels l’informatique est utilisée comme un simple outil par l’artiste). Les deux appartiennent à un type d’art plus englobant, appelé simplement «art informatique» («computer art») par les auteurs (en français, on utilise également souvent le terme d’«art numérique» pour désigner ce type de pratique artistique). Trop souvent, tous ces termes sont couramment utilisés pour désigner l’ensemble du champ et sont souvent traités comme des synonymes. Toutes ces pratiques artistiques mettent à contribution les technologies de communication et de traitement de l’information développées depuis la deuxième moitié du vingtième siècle. Les œuvres d’art qui en résultent sont très diverses : arts visuels, vidéos, musique, installations multimédia, réalité virtuelle, sculpture cinétique, robotique, performance et littérature.

 

Les auteurs commencent par remarquer que les termes «art génératif» et «art informatique» ont été utilisés plus ou moins de manière interchangeable, depuis la première exposition d’art informatique de l’artiste Georg Nees intitulée Generative Computergraphik tenue à Stuttgart en février 1965. Mais les oeuvres d’art génératif ne font pas nécessairement toutes appel aux ordinateurs. Et les œuvres créées par ordinateur ne sont pas toutes des œuvres d’art génératif. Cependant, «en musique et en arts visuels, l’usage du terme a désormais convergé vers des œuvres produites par l’activation d’un ensemble de règles et où l’artiste laisse à un système informatique au moins une partie de la prise de décision (bien que l’artiste détermine les règles)» (Boden et Edmonds 2009, p. 4). Dans la section IV de leur article, les auteurs proposent une taxonomie de l’art génératif selon onze types d’art, appelés Ele-art, C-art, CA-art, D-art, G-art, CG-art, Evo-art, R-art, I-art, CI-art et VR-art.

Ces onze types d’art sont définis par les auteurs comme suit :

(1) L’Ele-art (art électronique) implique le génie électrique et / ou la technologie électronique.

(2) Le C-art (art informatique) utilise des ordinateurs dans le cadre du processus de création artistique.

(3) Le D-art (art digital) utilise une technologie électronique digitale (par opposition à analogique) quelconque.

(4) Le CA-art (art assisté par ordinateur) utilise l’ordinateur comme un outil (en principe non essentiel) dans le processus de création artistique.

(5) Les œuvres G-art (art génératif) sont générées, au moins en partie, par un processus qui ne relève pas du contrôle direct de l’artiste.

(6) Le CG-art (art génératif par ordinateur) est produit en laissant un programme informatique s’exécuter seul, avec un minimum ou zéro interférence d’un être humain.

(7) L’Evo-art (art évolutionniste) est développé par des processus de variation aléatoire et de reproduction sélective qui affectent le programme générateur d’art lui-même. L’art évolutionniste est un sous-genre de l’art génératif par ordinateur.

(8) Le R-art (art robotique) est la construction de robots à des fins artistiques, où les robots sont des machines physiques capables de mouvement et / ou de communication autonome. L’art robotique est également un sous-genre de l’art génératif par ordinateur.

(9) Dans l’I-art (art interactif), la forme / le contenu de l’œuvre d’art est significativement affecté par le comportement du public.

(10) Dans le CI-art (art interactif par ordinateur), la forme et/ou le contenu d’œuvres génétives par ordinateur sont significativement affectés par le comportement du public. L’art interactif par ordinateur constitue également un sous-genre de l’art génératif par ordinateur selon les auteurs.

(11) Dans l’art VR (réalité virtuelle), l’observateur est immergé dans un monde virtuel généré par ordinateur, et en fait l’expérience et y répond comme si ce monde était réel.

(voir Boden et Edmonds 2009, p. 19).

 

L’intérêt premier de cette nomenclature pour notre propos est de bien faire la distinction entre, d’une part, les pratiques artistiques qui utilisent les outils informatiques simplement comme des outils, et d’autre part, les pratiques artistiques qui relèvent de l’art génératif par ordinateur, dans lesquels un système informatique joue un rôle de créateur (ou de co-créateur).

 

Un exemple bien connu d’art génératif par ordinateur est le programme EMI de David Cope évoqué au début de cet article. Un autre exemple est AARON, un programme informatique écrit par l’artiste Harold Cohen qui est capable de créer des images artistiques originales. AARON est en constante évolution depuis 1973. Les versions initiales d’AARON ont créé des dessins abstraits qui sont devenus plus complexes au cours des années 1970. Des images figuratives se sont ajoutées dans les années 1980.

 

 

Harold Cohen coloriant les formes produite by AARON au Computer Museum, Boston, MA, ca. 1982. Collection du Computer History Museum, 102627459.

 

Un dernier exemple est celui de l’installation Galápagos, de l’artiste américain Karl Sims, créée en 1997. Cette œuvre relève de ce que Boden et Edmonds appellent de l’evo-art, c’est-à-dire de l’art generatif évolutionniste, un sous-genre de l’art génératif par ordinateur. L’œuvre est également interactive. L’installation consiste en une série de moniteurs reposant sur des socles. Chacun de ces moniteurs affichent des créatures en 3D générées par évolution artificielle. Les spectateurs étaient invités à poser leurs pieds sur les tapis posés devant chaque moniteur pour sélectionner lesquelles de ces créatures seraient autorisées à survivre et à accéder à la prochaine étape de l’évolution.

 

Karl Sims, Galápagos, 1997

 

Dans la section V de leur article, Boden et Edmonds examinent les questions philosophiques suscitées par l’art génératif par ordinateur (voir Boden et Edmonds 2009, pp. 19-24). La grande question est évidemment celle-ci : est-il vraiment vrai qu’un ordinateur puisse créer ses propres œuvres ? Ou ne crée-t-il toujours que celle du programmeur (artiste), même indirectement?  Par exemple, «est-ce AARON qui a généré ces magnifiques  dessins en couleur, ou est-ce Cohen ? Ce dernier a admis que lui-même «n’aurait pas eu le courage d’utiliser ces couleurs». Mais par ailleurs il s’est dit heureux que davantage de ses oeuvres continueront d’apparaître bien après sa mort» (Boden et Edmonds 2009, p. 20, citant Cohen 2002).

 

Et la question la plus évidente demeure : «est-ce vraiment de l’art?». Nombreux sont ceux qui répondent non : selon eux, les ordinateurs ne créent pas des œuvres mais des «outputs» générés de manière automatique, dépourvus d’authenticité et d’originalité. De leur point de vue, l’art implique l’expression et la communication de l’expérience humaine ; par conséquent, un ordinateur qui n’est pas une «créature émotionnelle» ne saurait être l’auteur d’une œuvre d’art. Il semble bien que Jean-Marie Shaeffer soutiendrait une position semblable : car une créature non émotionnelle ne saurait satisfaire les critères d’ «intention artistique» et de «causalité émotionnelle». Une autre façon courante de discréditer l’art informatique en général revient à dire que l’art implique la créativité et qu’aucun ordinateur ne peut vraiment être créatif. Mais qu’est-ce que l’on entend exactement par créativité? Comme le font remarquer Boden et Edmonds, la créativité implique l’agentivité, c’est-à-dire la faculté d’action d’un être, sa capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer ou les influencer. Pourtant, les systèmes informatiques sont souvent décrits comme des «agents intelligents» capables de capter des informations, soit sous formes de données (inputs), soit directement dans le monde (grâce à des senseurs) et d’agir en retour sur celui-ci. Les agents artificiels les plus intelligents sont même capables d’apprendre. Mais cela suffit-il ?

 

Toutes ces questions que nous n’avons fait qu’effleurer ici demandent un développement. Nous poursuivrons cette réflexion dans un prochain numéro.

 

Bibliographie :

Adajian, T, « The Definition of Art », Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2018.

 

Boden M. A. et E. A. Edmonds, « What Is Generative Art? », Digital Creativity, 2009, pp. 1-24.

 

Cheng, J. « Virtual Composer Makes Beautiful Music – and Stirs Controversy« , in Ars Technica, 29 septembre 2009.

 

Cohen, H. « A Million Millennial Medicis », in L. Candy and E. A. Edmonds (dir.), Explorations in Art and Technology, Londres, Springer, pp. 91-104, 2002.

 

Cope, D. Virtual Music: Computer Synthesis of Musical Style, Cambridge, Mass., MIT
Press, 2001.

 

Cornock, S., et Edmonds, E. A., « The Creative Process Where the Artist is Amplified or Superceded by the Computer », Leonardo, 6, 1973, pp. 11-16.

 

Dickie, G., Art and the Aesthetic: An Institutional Analysis, Ithaca, NY: Cornell University Press, 1974.

 

Gibert, M, « L’oeuvre d’art artificielle : une disruption ontologique ? », Espace, hiver 2020, pp. 50-53.

 

Schaeffer, J-M, Les célibataires de l’art, Paris, Gallimard, 1996.

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