œuvre 18


Ulysses 101,
de David CLARK (Canada), 2005

par Bertrand Gervais




Ulysses a été sacré l'œuvre littéraire la plus importante du vingtième siècle (du moins, est-ce la sélection de The Modern Library, une division de Random House). Il y a là une situation étonnante, car le roman de James Joyce, paru en 1922, n'est pas d'un abord facile. Au contraire, c'est un texte qui résiste, un texte qui se livre difficilement, car les modalités de représentation et les stratégies littéraires y sont complexes, et les jeux langagiers, innombrables. L'encyclopédie requise pour en venir à bout requiert des études universitaires poussées, et c'est un texte, par conséquent, que peu de gens ont lu. Comme le signale l'une des personnes interviewées par David Clark dans Ulysses 101, « The ultimate failure of my life is when I realized that I wasn't intellectual enough to get through Ulysses. » Or, les œuvres qui résistent sont celles qui attirent le plus. La vexation est un surprenant aphrodisiaque, et les mystères de Ulysses l'ont aidé à devenir l'une des œuvres phares du siècle dernier.

Ulysses est devenu peu à peu une figure de texte. Une telle figure apparaît quand un texte ne s'offre plus à lire en tant que tel mais se donne en spectacle. Il devient alors son propre symbole, intégré pour ainsi dire à un signe plus complexe dont il est le fondement. Le texte ne se lit plus, il se regarde et se contemple comme une figure. C'est Ulysses de Joyce, non plus le roman qu'on peut vouloir lire, mais le symbole de la Littérature qu'on entend admirer.

On comprend que les figures de texte apparaissent quand des écrits sont utilisés pour d'autres fins que leurs aspects linguistiques ou littéraires, pour leurs qualités plastiques, par exemple, ou leurs propriétés formelles. Les mots n'y ont plus valeur de signes linguistiques, mais d'images ou d'icônes. Ce sont leur aspect visuel, leur disposition sur la page, leur accumulation ou le traitement qui leur a été accordé qui deviennent signifiants. Ces figures de texte ne racontent rien - leur contenu a été neutralisé par les détournements auxquels ils sont soumis -, elles nous parlent cependant des textes et de leur statut, elles nous disent quelque chose de la culture du livre.

C'est à ce titre justement que Ulysses apparaît dans l'œuvre hypermédiatique de David Clark. Le roman de Joyce n'y est pas interprété, mais mis en représentation. Ulysses 101, son œuvre créée en 2005 lors d'une résidence au centre d'artistes la Chambre Blanche de Québec, n'est pas un travail de vulgarisation, malgré ce que son titre laisse suggérer, mais une exploration du caractère symbolique du roman et de son importance culturelle. Le chiffre 101 ne renvoie pas à un sigle de cours de première année, mais au nombre d'années qui séparent le 16 juin 2005, la journée de tournage des séquences filmées de l'œuvre de David Clark du 16 juin 1904, cadre unique du roman de Joyce.

L'œuvre se présente de façon toute simple. Sur un fond blanc, trois fenêtres carrées sont juxtaposées horizontalement pour constituer un bandeau. Un nombre est attribué à chacune des fenêtres, la première identifiée par « one », la seconde, par « zero », et la dernière, à nouveau par « one », transformant l'écart initialement noté en nombre binaire (101, c'est-à-dire 5). Ces fenêtres permettent d'afficher deux types de contenus : de courtes séquences filmées et des extraits issus du roman, disposés adroitement. Il suffit de cliquer sur les fenêtres pour en modifier le contenu; et celles-ci sont indépendantes les unes des autres. Le triptyque qu'elles constituent est arbitraire et en constante transformation.

Les séquence filmées offrent tour à tour des images d'une femme interviewée dans un café, d'une chaise berçante juchée sur un meuble, d'un homme attablé dans un café dessinant sur les pages d'un cahier, d'une porte couverte de graffitis qui s'ouvre en grinçant, de gens marchant la nuit dans les rues mouillées de Québec, d'une femme jouant de l'accordéon dans un local, d'un homme interviewé dans un bar et dépité de ne pouvoir lire le roman de Joyce, etc.

Les textes, quant à eux, offrent de brefs moments d'une textualité fragmentée et décousue. Les segments sont dispersés dans les fenêtres. Parfois ils se déplacent et dérivent comme des bateaux sans gouvernail; à d'autres moments, ils vibrent et se disloquent. Ils se suivent dans le désordre, de sorte qu'ils ne paraissent nullement constituer une totalité. Ils pourraient provenir d'un des 18 épisodes du roman, du tout premier, « Telemacus », comme du douzième, « The Cyclops ». Ce sont des citations sans véritable signification sauf celle, première et essentielle, d'indiquer explicitement la présence du roman à l'écran. Ce sont ses mots, ses phrases qui sont ici agencées pour créer un matériau visuel complémentaire des séquences filmées, dans un système de permutations qui font se côtoyer des contenus séparés par plus d'un siècle.

Mais cette dispersion n'est qu'un effet de surface. Les extraits éparpillés dans l'œuvre hypermédiatique n'ont pas été choisis au hasard, ils proviennent tous d'un même épisode, le cinquième, « The Lotus Eaters ». En fait, ils sont extraits de trois paragraphes de la page 79 de l'édition Oxford de 1993 du roman.

L'épisode des Lotophages dans Ulysses met en scène Leopold Bloom qui, après être passé à la poste et avoir lu une lettre d'amour, passe par une église pendant un service religieux. Il s'y arrête quelque temps. Les extraits utilisés par Clark proviennent de cette scène. Citons le paragraphe central à titre d'exemple. Les crochets servent à identifier la segmentation opérée par l'artiste dans le texte de Joyce.

[Some of that old sacred music is splendid.] [Mercadante: seven last words.] [Mozart's twelfth mass: the Gloria in that.] [Those old popes were keen on music, on art and statues and pictures of all kinds.] [Palestrina for example too.] [They had a gay old time while it lasted.] [Healthy too chanting, regular hours, then brew liqueurs.] [Benedictine.] [Green Chartreuse.] [Still, having eunuchs in their choir that was coming it a bit thick.] [What kind of voice is it?] [Must be curious to hear after their own strong basses.] [Connoisseurs.] [Suppose they wouldn't feel anything after.] [Kind of a placid.] [No worry.] [Fall into flesh don't they?] [Gluttons, tall, long legs.] [Who knows?] [Eunuch.] [One way out of it.]

Le paragraphe entier a été découpé afin de servir de matériau à une série de tableaux textuels où les segments ont été non pas tant mis en pages que déployés comme des figures de texte. Ces figures ne constituent pas une totalité; elles proviennent d'un seul paragraphe, mais ne permettent pas de le reconstituer (à moins de procéder à un retour aux sources). Elles nous entraînent dans la dispersion, et forcent notre regard dans des relations avant tout iconiques. Nous regardons du texte et ce sont des figures qui apparaissent, figures d'un texte instable, d'un être de langage subtilement animé dont nous suivons les divers mouvements. Les segments affirment la présence du texte de Joyce, mais ils ne permettent plus d'y avoir accès. Il devient opaque, comme si un voile avait été déposé sur les mots pour en modifier le statut. Et c'est cette absence qui permet à la figure de s'imposer.

Celle-ci fait voir autre chose que du texte, même si elle n'est composée essentiellement que de mots. Elle fait apparaître des formes qui s'imposent à l'esprit. Or, ce déplacement laisse comprendre que le choix de David Clark, qui s'est servi de l'épisode des Lotophages, est subtilement motivé.

L'épisode de l'Odyssée d'Homère qui est la source de ce chapitre de Ulysses raconte le passage d'Ulysse, après neuf jours en mer, chez les mangeurs de Lotus. Cette fleur suscite l'oubli et elle fait perdre aux membres de son équipage le goût de se souvenir, l'attention à leur mission et le désir du retour à Ithaque. Les mangeurs de Lotus se voient détachés de la ligne du temps et de la mémoire; ils deviennent des êtres de l'oubli, des êtres pour qui les textes ne sont plus que des figures, qui ne nécessitent aucune lecture, aucune application, mais une attention distraite aux formes qu'elles adoptent.

Le travail de David Clark, dans Ulysses 101, joue en surface sur des figures de texte qui, telles des fleurs de Lotus, distraient et laissent oublier ce qui se cache sous leurs atours; mais par son choix de puiser ses extraits à même l'épisode des Lotophages, il nous enjoint de suivre l'avertissement d'Ulysse de ne pas céder au chant de l'oubli, quel que soit l'attrait de sa mélodie. Il nous enjoint de retourner au texte et à sa lecture. Malgré l'éclatement que ses collages hypermédiatiques suggèrent, son œuvre amorce un mouvement de retour vers le roman, au moment même où elle semble nous en éloigner. Et son Ulysses 101 est peut-être bien, après tout, un guide d'introduction à cette œuvre phare du vingtième siècle.




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