œuvre 9


Amputation Box, de David 'jhave' JOHNSTON,
Diane GROMALA et Jinsil SEO (Canada), 2006

par Xavier Malbreil




AMPUTATION BOX, OU LA MIMÉSIS INVERSÉE



Il ne faut pas chercher à tout prix une filiation aux œuvres contemporaines, pour laisser entendre que « rien de nouveau sous le soleil » ne peut se créer, ce qui serait une façon de dévaluer la création contemporaine à bon compte, ou encore de laisser entendre que l'on a compris la leçon d'un pessimiste comme Schopenhauer, pour qui tout n'est que réitération d'une même, éternelle volonté aveugle.

Cela dit, comment s'empêcher de penser au peintre de la Renaissance Guiseppe Arcimboldo en découvrant Amputation Box des artistes David jhave Johnston, Diane Gromala, et Jinsil Seo.

Chez l'Italien, qui composait des visages et des corps humains par juxtaposition d'éléments naturels - fruits, fleurs, animaux - ou d'éléments artificiels - comme les livres qui composent sa représentation du libraire, on peut en effet trouver une préfiguration à l'envers de ce que nous proposent les trois artistes co-signataires de cette œuvre.

Johnston, Gromala, et Seo nous montrent en effet des paysages composés à partir d'éléments retranchés du corps humain : doigts devenant des arbres pour la « Vegetable Box », mains devenant des oiseaux fantastiques pour l'« Animal box » et visage se transformant en dunes, montagnes, pour la « Mineral box ».

Chez le peintre italien, c'est la nature qui est convoquée pour reconstruire non seulement le corps humain, mais aussi les artefacts issus de l'activité humaine. La nature est reversée à l'humanité, dans un vaste mouvement anthropocentriste, qui est le propre de la Renaissance.

Le portrait de Rodolphe II s'aide par exemple d'une citrouille pour figurer le jabot de l'empereur, de poireaux pour le col de sa chemise, de feuilles de choux pour ses épaulettes. Ce que certains analystes1 voient comme la manifestation d'une volonté d'unité politique - chaque partie disparate amenée vers un tout cohérent, comme chaque état particulier concourrant à créer un empire unifié - on pourrait fort bien aussi le voir comme une volonté de trouver des équivalences dans les différents états de la matière. Si l'on poursuit la découverte du peintre italien, on verra d'ailleurs assez vite que lui-même était intéressé par des pratiques transversales : trouver des équivalences entre langage musical et langage visuel, par exemple, ou encore se faire le maître d'œuvres de cérémonies festives multimédia.

Pour les trois créateurs d'Amputation Box, c'est le corps humain qui est reversé à la nature, grâce à une installation que l'on découvrira sur le site dédié à la présentation de cette œuvre.

C'est le corps humain qui, dans une pensée issue des nouvelles religions dites « new age » nées de l'effondrement du christianisme, est vu dans une perspective animiste, comme une partie vivante, même après sa mort, d'un grand Tout qui serait la Nature, Gaïa, TerreMerre, selon les terminologies en vigueur.

On lira avec avantage, en cliquant sur Amputation Box des messages comme « Alienation is life. You are not your body, you are a mass of forms », ou « We do not belong to ourselves » et encore « Evolution is a software upgrade ».

En continuant le parallélisme entre le peintre italien et nos trois artistes, on pourra aussi s'interroger sur les figures de style qui sont ici exhibées et sur leur signification.

Si l'on peut resituer la création du maniériste milanais dans une perspective aristotélicienne de mimésis, mais une mimésis redoublée - l'imitation des formes de la nature dans un premier temps, puis l'imitation des formes humaines et artificielles grâce à cette première imitation - on ne peut que remarquer combien ce redoublement crée un brouillage sémantique, qui a permis aux surréalistes de s'emparer d'Arcimboldo pour en faire un illustre devancier. La double mimésis crée autre chose que de l'imitation. Son redoublement mène au contraire vers le fantastique, comme par exemple dans ce portrait de l'hiver, qui représente la saison comme un spectre aux orbites creuses.

Chez Johnston, Gromala, et Seo, le corps humain est dans un premier temps amputé - une caméra capture, à l'intérieur de chaque « Amputation Box », telle ou telle partie du corps humain - ce qui par parenthèse, pourrait nous ramener vers des pratiques d'initiation par la douleur, telles que montrées dans le célèbre roman de Frank Herbert, Dune - puis reformulé, comme partie constituante de la nature.

Cette figure de style, qui pour l'instant n'a pas de nom, s'ancre pourtant, là encore, dans la mimésis aristotélicienne, mais en la détournant de son projet initial : ce n'est plus du tout l'artiste qui cherche à comprendre le message de l'univers en restituant ses apparences, mais une installation automatisée qui dénoue le sentiment de propriété que chacun a de son image - ce sentiment tout humain qui s'appelle la conscience de soi, et qui commence par la conscience de son image dans le miroir. L'installation Amputation Box est une machine à créer du trouble, pourrait-on dire, en nous séparant de notre image et en l'intégrant au monde sensible. Amputation Box fait de parties de notre corps un « phénomène », au sens donné par Kant à ce mot, dans un premier temps.

Puis ces parties de notre corps devenues « phénomène » deviennent à leur tour « chose en soi » en s'animant, en devenant décor, en prenant leur indépendance, comme ces mains qui ne cessent de se retourner, de se transformer.

L'image de notre corps nous appartient-elle ? Sommes-nous en dehors de la nature ou une partie d'elle ? La technologie nous rend-elle propriétaire de notre destinée ?

Les nouvelles technologies, en permettant cette « amputation » visuelle, puis l'autonomisation de parties du corps humain, permettent de reformuler ces questions de façon plus large, moins égoïste, moins nombriliste. Le résultat paradoxal de l'utilisation (comment parler de vision à propos d'une telle œuvre) d'Amputation Box est ce sentiment qu'elle fait naître d'union, de synthèse, et pour tout dire d'apaisement. Se séparer de l'image de soi, ce n'est pas se séparer de soi. Se séparer de soi, c'est s'unir à l'autre.





Note
1 : www.arcimboldo-award.com/arcimboldo_fr.html.  




haut de page
retour

 sommaire
 dossier
 perspective
 site à voir
 œuvre 1
 œuvre 2
 œuvre 3
 œuvre 4
 œuvre 5
 œuvre 6
 œuvre 7
 œuvre 8
 œuvre 9
 œuvre 10
 œuvre 11
 œuvre 12
 œuvre 13
 œuvre 14
 œuvre 15
 œuvre 16
 œuvre 17
 œuvre 18
 crédits
 
 numéros précédents
 liens
 collaboration
 abonnement
 contact
 ciac